À l'occasion du premier anniversaire du décès de feu Dr. Yahia Ghoul رحمه الله, nous avons le plaisir de partager l'intégralité de l'interview qu'il avait accordée à feu Abdelhakim Meziani رحمه الله pour le journal El Watan lors du passage de ce dernier à New York en 1996.
Bien que cette lecture puisse sembler longue et exigeante, il était primordial de rendre ce document accessible en ligne, en hommage à sa mémoire. Cette interview nous éclaire sur la philosophie musicale de feu Dr. Yahia à travers divers sujets, tels que ses débuts dans la musique, la création de Nassim El Andalous d'Oran, la définition d'un « cheikh » et la transcription de la musique arabo-andalouse.
Notes :
1- Cette interview m'a été transmise par Dr. Yahia Ghoul le 3 juillet 2006.
2- J'ai choisi d'illustrer cet article avec une photo inédite de Dr. Ghoul à cheval, qu'il m'a lui-même envoyée et que je publie pour la première fois.
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NewYork July 8, 1996: questions formulées par conversation téléphonique.
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Avant de rentrer dans le vif du sujet et répondre aux différentes questions possibles, je tiens à remercier personnellement mon ami Abdelhakim Meziani, pour les efforts continuels qu’il ne cesse de prodiguer, mettant énergiquement toutes ses ressources intellectuelles à la disposition de notre culture kaléidoscopique, constituée d’une multitude de richesses ethniques et socioculturelles fascinantes. Nous devrions tous œuvrer dans ce sens pour en garder toutes les subtilités et caractéristiques spécifiques à chacune d’entre elles, sans négliger le moindre aspect de notre melting-pot culturel.
Lui exprimant mon manque de talent littéraire pour pouvoir exprimer mes idées dans un style sténographique, je lui ai demandé de m’octroyer l’indulgence de sa patience, car il m’est difficile d’exprimer une idée sans tenir compte de son contexte propre, et sans mentionner les détails me paraissant importants à mettre en perspective.
01- Tout d’abord peux-tu nous dire quelques mots sur Dr. Yahia Ghoul ?
Il est peut être approprié de m’introduire de nouveau auprès de certains mélomanes, et jeunes musiciens que je n’ai pas eu encore la chance de connaître. Originaire de l’Ouest de notre pays, j’ai poursuivi mes études et achevé le curriculum de mon éducation à l’université d’Oran. En parallèle à cette éducation académique, je poursuivais également des études de musique universelle au conservatoire d’Oran, puis aussi, des études de notre musique traditionnelle, dont les conséquences directes étaient la création de l’Association culturelle de Nassim El-Andalous (NEA), dont j’étais l’un des fondateurs. Finalement, je me suis retrouvé à Houston, pour compléter mes études médicales. Bien que ma profession primaire accaparait toute mon énergie, il m’était quasiment impossible d’abandonner totalement mon violon d’Ingres passionnant, représenté par la musique traditionnelle de notre pays qui faisait partie intégrale de moi même. Malgré l’absence pénible de la chaleur humaine de notre environnement, et loin d’avoir des vues idéalistes subjectives quelconques, car en contact permanent avec notre Association Culturelle Nassim El-Andalous d’Oran et notre communauté culturelle, ce recul de plusieurs années, m’a permis d’avoir une perspective personnelle assez particulière à propos de ce legs culturel.
La disponibilité de quelques rares ressources littéraires appréciables sur le patrimoine arabo-islamique dans les différentes bibliothèques américaines m’avait agréablement surpris. Ayant parcouru un certain nombre de ces ouvrages de valeur, m’a permis de combler certaines lacunes et satisfaire ma curiosité sur le contexte historique, pour avoir une meilleure vue globale sur les origines de notre propre patrimoine culturel.
Mes voyages relativement fréquents au Maroc m’ont permis de récupérer une partie considérable de notre patrimoine à partir de l’élève le plus fidèle du grand maître de l’école de Tlemcen: le Cheikh Larbi BenSari. En effet, son fils benjamin et mon maître direct, le talentueux Cheikh Ahmed BenSari (Redouane), qui réside à Casablanca depuis 1958, m’a permis au cours de nos rencontres multiples, de profiter pleinement de ses vastes connaissances, pour éclaircir et compléter les miennes, pour qu’aussitôt après, je serve de relais de transmission pour communiquer ces données à NEA.
Localement, ayant eu l’opportunité de donner plusieurs conférences sur notre culture et la musique de notre pays, m’a permis d’apprécier l’intérêt que notre culture suscite au niveau de l’audience américaine, et plus particulièrement sur nos propres ressortissants qui n’ont pas eu la chance d’être exposé à cette facette de leur propre culture. Sans la nécessité d’avoir des qualifications diplomatiques particulières, nous sommes tous en fait des ambassadeurs de notre pays, essayant de faire de notre mieux pour être à la hauteur de la tâche que nous nous sommes choisis.
Finalement, ayant commencer un travail sur cette musique depuis quelques années, en exploitant une multitude de notes personnelles recueillies au cours de mon éducation musicale, j’avais décidé de mettre de l’ordre dans mes idées pour intégrer toute cette information, afin d’avoir une vue d’ensemble plus claire. Je suis sur le point de compléter la rédaction d’un ouvrage qui est essentiellement une sorte d’intégration de mon expérience personnelle à ce sujet, pour éventuellement mettre cette connaissance au service des besoins culturels de notre pays. Sans vouloir m’attarder sur les détails inutiles pour le moment, je suis certain que ma présente discussion fera allusion à plusieurs points sur ma conception personnelle à propos de ce patrimoine musical.
Loin de prétendre avoir les bagages ou les qualifications d’un professionnel chevronné de ce patrimoine, je pense tout de même que mon apprentissage de première main par les maîtres que j’ai eu la chance de connaître de très près, de même que mon expérience personnelle et ma passion pour cet art depuis mon enfance, pourraient légitimement m’octroyer le titre d’amateur passionné, éclairé, averti, et militant avec ferveur pour l’intégrité originelle de ce patrimoine.
02- Quel a été le milieu dans lequel tu as évolué à la veille de tes débuts dans le monde de la musique ?
Il est indéniable qu’il y a eu des facteurs certainement favorables dans le milieu familial. Il se trouva que Cheikh Abdeslam Bensari, illustre maître de notre musique, dont un de ses élèves fut l’éminent Cheikh Abdelkrim Dali, était mon arrière-grand-père maternel. Celui-ci était le frère de Mhamed Ben Sari, lui-même cousin directe et bras droit du maître incontestable de l’école de Tlemcen, le Cheikh Larbi BenSari (CLBS). Par conséquent, très tôt dans mon enfance, j’ai été malgré moi exposé à un environnement musical appréciable. Ce bain musical était malheureusement limité, car nous étions en pleine guerre de libération, et ces maîtres avaient fermé leurs étuis durant cette période. La seule façon à ces maîtres de maintenir ce patrimoine en mémoire était de lire et relire leurs documents, parfois à la lueur d’une maigre chandelle, en chantonnant les différentes mélodies, autour de la table circulaire sur laquelle ils partageaient leurs repas, puis qui leur servait aussi d’instrument de percussion. Cependant, mon inclination scientifique actuelle ne permettrait pas d’attribuer autant d’importance au facteur génétique, car les facteurs les plus important motivant le besoin de comprendre cette science musicale sont plutôt dus aux prédispositions naturelles de volonté, de degré de curiosité et de réceptivité personnelle, ainsi que la soif d’apprendre, dont chaque individu est pourvu dès sa naissance. L’accomplissement de toute tâche ne peut être que le résultat d’un effort global de toutes les tendances naturelles incitant au besoin instinctif d’apprendre et de connaître.
Ayant eu un attrait particulier pour la musique classique universelle dès mon jeune âge, en apprenant le piano et le violon avec mon frère Belkacem au conservatoire municipal d’Oran, je me suis pourvu des bases théoriques et techniques nécessaires qui m’ont certainement permis de percer de façon relativement plus rapide que la voie empirique traditionnelle, pour pénétrer cet univers sonore fascinant à mes yeux, ou plutôt à mes oreilles. Cette connaissance du langage musical proprement dit, solfège et théorie, s’avérera très avantageuse dans mon apprentissage de notre propre patrimoine musical.
03- Comment s’est effectuée la prise de conscience ?
Vers l’âge de seize ans environ, en voiture avec mon oncle dans les rues de Tlemcen, un café près du Méchouar entretenait ses clients avec une bande magnétique enregistrée de CLBS. Bien que cette musique ne fut pas étrangère à mes oreilles, ma réaction était tout à fait brutale, inattendue, et difficile à expliquer. Sur ce, j’avais demandé à mon oncle de repasser par cette rue et de s’arrêter un moment près de ce café, pour écouter cette musique captivante de façon plus attentive. Ce fut un véritable coup de foudre à l'égard de cette musique traditionnelle. J’ai été littéralement saisi par les tripes par cette musique où la voix familière de CLBS chantonnait [assafi `ala ma madha] car je m’en rappellerais toujours comme aujourd’hui, puisque cette chanson constitua la toute première que j’ai décidé d’apprendre à ce moment là. Cette réaction émotionnelle violente au fond de moi-même, difficile à caractériser ou décrire, constitua le déclic instantané, ou une sorte d’activation génétique, s’il en est le cas, nécessaire pour aiguiser en moi un sens de curiosité aiguë, motivant le besoin d’explorer notre patrimoine culturel. J’avais décidé au fond de moi-même, ou plutôt résolu à jamais, qu’il fallait absolument que j’apprenne cette musique à n’importe quel prix, malgré une réticence certaine de mes parents qui étaient soucieux que cela puisse affecter mes études académiques.
Mon initiation à ce patrimoine avait commencé aussitôt après. M’introduisant auprès de Mahmoud Ben Sari, fils cadet de CLBS qui enseignait à Oran, mon frère Belkacem et moi-même, étions pris entre de bonnes mains, pour commencer notre travail de longue haleine dans le chemin de l’apprentissage de ce patrimoine musical.
04- Que représentait concrètement ce patrimoine à tes yeux ?
De mon point de vue personnel, c’est plutôt une combinaison de plusieurs facteurs. Commençant comme une curiosité naturelle initiale, on s’aperçoit un peu plus tard, de la grande signification que cet art représentait aux yeux de nos aïeuls, puisqu’ils en ont fait leur passion, leur objet de discussion quotidienne, et ultimement, leur gagne pain. La nostalgie de renouer avec son propre passé, pour avoir une meilleure idée de nos ancêtres que nous n’avons pas eu la chance de mieux connaître, nous incite instinctivement à explorer et étudier les secrets et les mystères de cet art qui avait fasciné nos grands-parents. Une fois trempé dans ce bain culturel, après quelques années d’expérience, j’ai commencé à toucher du doigt la dimension réelle de ce patrimoine fabuleux. Celui-ci, sur un même pied d’égalité et au même titre que les œuvres grandioses architecturales, scientifiques, philosophiques ou littéraires, représentait en fait une autre forme d’expression de cette grande civilisation islamique, qui avait bouleversé les assises du monde moderne, permettant à l’Europe de sortir de son sommeil pour entamer sa renaissance. C’est à ce moment là, que l’on s’arrête un instant, pour mesurer et admirer, à sa juste valeur, l’effort colossal qu’ils ont fourni, et attribuer un grand mérite à tous ceux qui ont œuvré péniblement pour la survie de cet art. Ce patrimoine constitue en fait une autre facette brillante de ce joyau que nous avons hérité de la civilisation islamique et de nos ancêtres andalous. Je dis bien nos ancêtres, car on sait pertinemment qu’une grande majorité de la population andalouse du huitième siècle, était constituée essentiellement de conquérants nord africains, bien que sous l’autorité d’une poignée de survivants `Umayyade au départ, revigorée bien plus tard, par nos autres ancêtres Almoravides et Almohades. Après la chute de Cordoue en 1236, près de 50,000 cordouans sont venu s’établir à Tlemcen, produisant un impact socioculturel qu’on peut facilement imaginer. Plusieurs autres vagues se sont succédées de l’Andalousie vers les grands centres du Maghreb jusqu’à la de Grenade en 1492, enrichissant de nouveau notre milieu culturel.
Malgré une étiquette “aristocratique” trompeuse attribuée à notre musique traditionnelle, il est important de noter que plusieurs générations de musiciens étaient constituées essentiellement par des gens de la classe laborieuse, d’artisans, de tisserands, de barbiers, qui utilisaient souvent cette profession pour arrondir leur fin de mois. Certains d’entre eux sont devenus de véritables maestros assurant la pérennité de cet art. Bien qu’utilisant un arabe classique dans ses muwashshahât et un arabe colloquial dans ses Azjâl, cette musique savante ne s’adresse pas de façon exclusive à l’élite intellectuelle, car une grande portion de ce patrimoine fait partie intégrale de la vie quotidienne des gens du peuple, qui ne manquaient certainement pas de raffinement. Toute cérémonie sociale ou religieuse était intimement associée à cette musique. L’appauvrissement intellectuel de nos masses, une conséquence désastreuse de la colonisation, n’a jamais été un reflet de la réalité musicale. Ce n’est pas le contenu poétique de notre musique traditionnelle qui s’était démarqué ou éloigné du niveau intellectuel de notre peuple, mais plus précisément l’inverse. Il n’y a qu’à jeter un coup d’oeil sur le contenu de la poésie populaire de quelques auteurs comme BenSahla, Ben Triki, Ibn Msaïb, Drissi Achouri, BenGuennoune, Mostfa Ben Brahim, pour n’en citer que quelques-uns, pour s’apercevoir du haut niveau linguistique et du raffinement subtile de leur poésie, à la portée et au service de l’homme du peuple. Au lendemain de notre indépendance, nous nous sommes remis et demeurons encore dans la voie de la restauration de nos origines culturelles et de notre personnalité propre, permettant à notre communauté de ressaisir de nouveau, les rennes de la reconstruction de notre patrimoine national, dans tous les aspects de sa richesse indiscutable.
05- Quels sont les maîtres qui t’ont marqué ?
Tous sans exception ! Chacun avait son mot à dire. La liste est assez longue, et ils sont tous cités en détail dans une étude que je suis en train de compléter. Je dois avouer que, très tôt dans ma carrière musicale, j’ai eu l’honneur et la chance de côtoyer, de façon directe, un bon nombre de maîtres de cet art.
N’ayant nullement l’intention de vouloir négliger, ou mettre en arrière plan tous ceux qui ont eu le mérite d’aiguiser ma curiosité et la générosité de contribuer à mon éducation musicale, je crois qu’il est honnête de dire que Cheikh Larbi BenSari, surtout à titre posthume à travers tous ses enregistrements magnétiques disponibles, et par l’intermédiaire de trois de ses meilleurs élèves, ses trois enfants, par l’enseignement personnel et directe qu’il m’ont dispensé (que le benjamin, Redouane, continue de faire jusqu’à présent), ont constitué l’ossature principale la plus solide de mes connaissances sur ce patrimoine musical de l’école de Tlemcen. Je ne laisserai point échapper cette occasion pour les remercier tous, et en particulier, le plus brillant d’entre eux, le Cheikh Ahmed BenSari (Redouane) avec lequel je maintiens un contact permanent jusqu’à ce jour.
06- Dans quelles conditions est née Nassim El-Andalous ?
Probablement dans des conditions similaires à celles de plusieurs autres formations dans notre pays, marquées par des difficultés initiales, maigres ressources financières où notre argent de poche en constituait la source unique, absence de locaux appropriés pour nos répétitions, conditions difficiles, manque d’instruments, de moyens d’enregistrement et d’enseignants.
La toute première raison était d’abord ce besoin compulsif intense de vouloir apprendre ce patrimoine. Comme je l’avais mentionné plus haut, mon frère Belkacem et moi, avions faits nos débuts avec Cheikh Mahmoud BenSari, qui arrivait à peine à croire la vitesse d’assimilation dont nous disposions. Cependant, une optique et une philosophie différente de celle de notre premier enseignant respecté, nous obligea très tôt, mon frère et moi, à dépendre de nous même. L’ayant remercié pour son enseignement relativement court, mais certainement utile et fructueux, nous avions concentré nos efforts sur les bandes magnétiques de Cheikh Larbi Bensari qu’on a pu récupérer ou enregistrer par nous même à la radio. Nous n’avions rencontré pratiquement aucune difficulté, puisque qu’il nous fallait uniquement transcrire les différents morceaux d’une nuba pour les reproduire instantanément de manière identique à notre maître “magnétique” le Cheikh Larbi BenSari. J’ai personnellement eu la chance de côtoyer, presque quotidiennement, un de ses derniers élèves, Bachir Zerrouki, ainsi que le Cheikh Abdrerrahmane Sekkal, tous deux versés dans cette matière, dont les conseils et instructions étaient inestimables. Reproduire notre musique n’était plus un gros souci pour mon frère et moi, mais notre passion était bien au-delà de cette simple mémorisation, car notre curiosité réelle était de pénétrer le fond véritable de cette science, pour découvrir et comprendre tous les secrets que cette musique pouvait comporter.
C’était à ce moment là aussi, qu’un contact incessant fut établi avec le talentueux Mohammed BenSari, frère aîné de notre premier maître, qui venait souvent séjourner dans ma propre famille à Oran, me permettant ainsi de réaliser plusieurs enregistrements sur bandes magnétiques. Cet homme, avec un bon sens de l’humour et bien de choses à raconter, dont l’expérience égalait son âge, maîtrisait avec aisance plusieurs instruments de musique. C’est dans cette atmosphère familiale bien fructueuse, où j’ai puisé une grande partie de la théorie et structures de ce patrimoine musical, qu’il était ravi de pouvoir me communiquer, car il s’était vite aperçu que nous parlions le même langage, puisqu’il avait certainement des connaissances appréciables de solfège qu’il a pu apprendre par lui-même.La compétence indiscutable de cet homme m’était confirmée plus tard par son plus jeune frère, mon maître respecté, le talentueux Cheikh Ahmed Sari (Redouane), à qui j’avais demandé la raison pour laquelle sa propre interprétation d’un passage particulier d’une tushiya, différait légèrement de celle de son frère aîné Mohammed. Sa réponse immédiate et sans hésiter une seconde était de me dire que la version de Mohammed était plus correcte. Cette modestie exemplaire du Cheikh Redouane m’avait particulièrement marqué. Il continua en me disant que son frère aîné était un véritable magnétophone, lui permettant de confronter son propre père et maître, s’il arrivait par accident à celui-ci lui de se tromper ou de rater un passage musical particulier. CLBS lui-même, en cas de doute quelconque, demandait parfois à son propre fils aîné Mohammed de lui rafraîchir la mémoire à propos d’un passage particulier. En fait, n’est-ce pas là aussi, une autre preuve de grandeur et de modestie de ce maître incontesté, le Cheikh Larbi BenSari, dont nous avons encore beaucoup à apprendre ?
Quelques temps plus tard, nous avions formé un petit noyau de cinq personnes, incluant mes amis de lycée Amine Ali Chaouche, Fethi Hamdi, Bestaoui Mahmoud, mon frère Belkacem et moi-même. Aussitôt après, ce petit noyau constitua en 1968 le germe nécessaire et permanent à la création de l’ensemble Nassim El-Andalous (NEA), devenant une année plus tard, une association culturelle officielle. Ce nom de NEA que j’avais personnellement attribué à notre nouvelle association, dériva tout simplement de l’un de mes morceaux préférés de
De là, les choses ont commencé à s’amplifier et prendre de plus larges proportions. Initialement dans nos maisons respectives, les répétitions commençaient à devenir inconfortable à cause de l’exiguïté des lieux. Il devenait impératif de trouver un lieu permanent pour notre travail. Après avoir préparé bien de festivals de la jeunesse dans une sorte de salle minuscule qui pouvait à peine nous contenir en position debout, où nous étions serrés comme des sardines, les résultats de notre travail (premier prix à chaque participation) avaient particulièrement impressionné un cercle d’amis et d’admirateurs, qui se sont mis à notre entière disposition, nous permettant d’utiliser leur salle pour nos répétitions. Je n’oublierais jamais le souvenir de cette sorte de grenier aménagé qui nous servait de salle de répétition, dont l’accès semblait n’être réservé qu’aux gens maigres, à cause des escaliers étroits qu’il fallait emprunter. J’ai encore la mémoire vivante du moment où Cheikh Sadaq El Bedjaoui nous avait rendu visite. Etant un agréable personnage d’une corpulence assez impressionnante, il devait littéralement retenir son souffle pour pouvoir difficilement s’infiltrer à travers ces escaliers étroits, pour accéder à notre salle de répétition. Cependant, l’exiguïté des lieux ne nous empêcha nullement de fournir le meilleur de nous-mêmes pour achever notre travail.
Quelques mois plus tard, ayant confronté avec honneur les professionnels et les groupes les plus chevronnés au 3ème festival national de la musique traditionnelle en 1972, en décrochant le 3ème prix, nous fûmes par conséquent littéralement noyés par la demande grandissante du public, nous sollicitant pour dispenser un enseignement de cette musique à leurs enfants. Le fait que NEA fut la deuxième association du pays (après El-Mawsilia d’Alger) qui avait intégré des filles parmi ses musiciens, constitua aussi une preuve de l’image respectable de confiance totale que la communauté avait investie en NEA et son entourage pour leur confier la formation musicale de leur enfants.
Les résultats indiscutablement positifs de notre travail, le sens de responsabilité, la compétence remarquable de chacun des membres, et le nombre impressionnant d’élèves s’élevant à plusieurs centaines, dont certains sont devenus les enseignants d’aujourd’hui localement ou dans d’autres associations, mettaient les autorités culturelles locales devant le fait accompli pour nous octroyer, en partie, l’attribution de l’ancien cercle de l’Automobile Club, qui constitue jusqu’à ce jour notre siège principal.
J’aurais tellement préféré dire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais je crois qu’on ne peut honnêtement ignorer certains aspects négatifs insoupçonnés qui pourraient positivement sensibiliser nos jeunes, pour leur permettre de toucher du doigt la réalité des choses et leur éviter de se décourager trop vite. En effet, je ne peux m’empêcher de mentionner qu’en plus de l’exiguïté actuelle des lieux qui pouvait à peine contenir le nombre impressionnant d’élèves, il était devenu une seconde nature pour chacun de nous, de lutter contre l’asphyxie imposée par les quelques bureaucrates méconnaissant, qui décidaient de temps à autre exercer, ou beaucoup plus précisément, abuser de l’autorité qui leur était impartie, leur procurant probablement une espèce de satisfaction narcissique à un besoin égocentrique inexpliqué. Ni les lourdes responsabilités envers nos élèves, ni les performances et succès des prestations remarquables de NEA, ni les résultats indiscutables de plusieurs années de travail laborieux ne pouvaient constituer des raisons suffisantes aux yeux de ces bureaucrates pour respecter cette institution, qu’ils essayaient souvent de freiner, en lui mettant des bâtons dans les roues.
Bien qu’en dehors du sujet de cette interview, et au risque de paraître rapporter des petits faits divers, mais dont l’implication et les conséquences sont importantes, je me permettrais d’insérer à ce point, quelques mots sur une situation impromptue relativement récente que NEA a dû traverser. Une situation négative peut parfois constituer un point très instructif pour le reste de nos institutions culturelles, et surtout pour notre jeune génération montante, qui devraient prendre avantage de l’expérience de leurs collègues et prédécesseurs.
Comme pour les nobles aspirations philanthropiques indiscutables de nos associations culturelles, le rôle éducatif important de notre presse, au service l’information dans toute son intégrité, est lui-même parfois remis en cause par l’incompétence de certains amateurs maladroits de la rubrique “Détective”, qui semblent avoir un agenda bien personnel. Je crois qu’il est utile de mentionner cette attitude négative à l’encontre de NEA, démontrée par un journaleux insignifiant, qui ne mérite certainement pas d’être nommé un confrère (à moins d’en disséquer les syllabes), qui personnifie l’absence totale d’intégrité et de respect pour cette noble tâche de journaliste, personnifiant également cette inconscience et méchanceté purement gratuite envers nos institutions culturelles.
Accusant faussement NEA d’exploiter et d’utiliser ses manifestations culturelles pour des fins lucratives, à l’insu de certains de nos maîtres, ce pauvre individu idiotique qui devrait se faire analyser ses chromosomes, est encore moins à blâmer que ses responsables qui l’ont recruté, probablement partageant une même philosophie, s’ils en avaient une, ou n’en connaissant pas plus que ce pauvre bougre, à défaut d’autre explication. Insultant et sous-estimant l’intelligence de notre communauté culturelle avertie, ces gens là n’ont même pas eu le courage de publier dans leur propre journal, une réponse claire et limpide de NEA à leurs allégations sans fondement, stupides et indignes de cette noble profession. Pour paraphraser un de mes chanteurs préférés, Jacques Brel, je ne pourrais pas mieux dire que “chez ces gens là, on ne pense pas monsieur, on triche ! ”
Je suis particulièrement désolé d’insister sur ces points négatifs, dans le but de renforcer les convictions de nos jeunes formations, et leur éviter de se décourager rapidement devant les difficultés potentielles. Je voudrais essentiellement essayer de leur faire comprendre que les choses n’ont jamais été, et en fait, ne seront jamais faciles, et qu’il faudrait être réaliste pour comprendre la nécessité d’une lutte constante et continue pour la survie notre environnement culturel. Cette survie était certainement bien laborieuse, souvent pénible, parfois insupportable et décourageante, puisque j’en étais directement témoin, comme l’exprime si bien le début du Darj Hsîn: kulla yawm bashâyir.
Une fois de plus, il est important de rappeler que la cohésion et l’esprit d’équipe qui nous animaient tous, nous faisaient oublier ces misères réelles et nous aidaient à surmonter toutes les difficultés qui se présentaient à nous. Le seul but important à nos yeux était l’accomplissement de la mission que nous nous sommes fixée dès la conception de notre association: apprendre, maîtriser et réussir dans notre travail comme des pro, quelque soit le degré de difficulté que nous devions affronter, et être digne de la confiance et convictions investies en nous par notre communauté, pour assurer de manière aussi authentique que possible, l’apprentissage, la préservation et la transmission intégrale de ce patrimoine aux jeunes générations.
07- Quelle a été ta première action au sein de cette association ?
C’est plutôt un ensemble d’attitudes et de conduites à tenir qu’une action particulière. Dès le début de la création de notre association NEA, nous étions conscients, de façon unanime, de la nécessité de démarrer sur de bonnes bases, et d’établir une assise durable, en maintenant des relations humaines dénuées de toute contrainte inutile, dans une atmosphère sereine de confiance totale. Il était impératif de régler tout problème personnel sur le champ, pour éviter la formation presque naturelle et inévitable de clans au sein de la troupe, pouvant constituer une source de tension éventuelle. Chacun avait droit à la parole et pouvait formuler la nécessité d’une discussion ouverte à n’importe quel moment de la semaine. En fait un système démocratique au sens propre du mot. Malgré ma position personnelle de chef d’orchestre et de président administratif de NEA, qu’il était difficile de deviner, si je n'avais pas à occuper la chaise de maître de séance pendant les répétitions, il n’y avait aucune raison de recourir à un droit de veto quelconque. Il n’y avait absolument aucune différence de statut entre tous les musiciens ou leurs enseignants. Les répétitions étaient marquées par un respect total envers l'enseignant en charge, et une autodiscipline exemplaire, puis aussitôt après avoir achever notre tâche du jour, nous devenions de nouveau les vieux copains de tous les jours.
Je dois avouer que nous avons eu la chance d'être entourés et inspirés par des gens sages et humbles exemplaires, nous permettant d’acquérir une maturité relativement précoce pour comprendre l’importance capitale d’une cohésion et d’un esprit d’équipe exemplaire. Etant plus ou moins au courant des tensions existantes dans plusieurs associations sœurs, d’Oran, de Tlemcen ou d’Alger, nous avions vite compris l’utilité de prendre en considération l’expérience des autres, et d'analyser la source de leurs problèmes de près, pour éviter de répéter les mêmes erreurs. Les résultats de cet accomplissement par NEA sont la preuve la plus éloquente d’une telle démarche basée sur la sagesse et l’humilité intellectuelle.
Je suis convaincu que ces concepts de clarté, de franchise totale, d’honnêteté et d’absence de toute ambiguïté, ont été les éléments les plus important expliquant la ténacité, la cohésion et la continuité durant plus d’un quart de siècle pour notre association NEA. Les choses n'étaient pas toujours aussi roses par moments, car les difficultés nouvelles nous attendaient toujours au coin, mais la cohésion de cet esprit d’équipe et l’amitié sacrée qui nous unissait avant tout, nous ont certainement permis de rehausser le moral et nous ont aidé à surmonter tous les obstacles qui ont pu se présenter sur notre chemin.
08- Nassim El-Andalous a une personnalité propre qui la différencie des autres sociétés musicales de l’école de Tlemcen. Peux-tu nous en parler ?
Bien qu’il soit souvent difficile et parfois embarrassant de parler de soi même, ou des accomplissements de notre association, à cause du risque d’être subjectivement pompeux ou partiel, il est tout de même utile d’exposer certains points qui ont permis sans doute à NEA d’acquérir une personnalité qui lui est propre, en espérant que ces facteurs pouvaient inspirer une certaine conduite à tenir pour les formations nouvelles.
Très tôt nous avions compris que, d’une part, non seulement il était particulièrement difficile d’arriver à la notoriété de la compétence que NEA a connue, grâce à l’effort collectif de chacun de ses membres, mais d’autre part, qu’il était d’autant plus difficile de maintenir ses performances et son image au top des associations culturelles sérieuses de notre pays. Le travail est dur, la responsabilité est lourde, et le chemin est long à parcourir.
Grâce à la maturité, la sagesse et la clairvoyance de la plupart de ses membres, cette association a très tôt réalisé qu’il n’était pas question de dormir sur ses lauriers. Malgré un succès remarquable, dès ses premières prestations, NEA ne se laissa nullement distraire par l’euphorie de sa popularité, et ne s’arrêta jamais de fournir tous les efforts nécessaires au maintien de son statut d’association culturelle exemplaire, répondant à des besoins de plus en plus grandissants.
Notre travail n’était pas nécessairement motivé par des manifestations musicales particulières, mais surtout par le besoin de rester à la page, par un travail sérieux et constant. Nous savions pertinemment que la route était longue, et qu’une prestation, aussi remarquable soit-elle, ne devrait en aucun cas nous aveugler et nous faire tomber dans la facilité, car le chemin de l’apprentissage et de l’expertise était encore bien long à parcourir. Très tôt aussi, nous avions compris qu’il n’était pas de notre rôle de pratiquer de la musique de consommation pour un public indulgent, mais bien au contraire, notre but était de servir et d’éduquer ce public, ses enfants, et tous les mélomanes intéressés de près ou de loin, en concentrant nos efforts et notre énergie pour déterrer et faire ressortir des oubliettes les morceaux les plus ardus qui donnaient du fil à retordre à bien de professionnels, et qui étaient voués à la déperdition fatale, à cause de leurs difficultés certaines.
A chaque festival, plus particulièrement à Tlemcen, tout le monde attendait NEA avec impatience, non seulement pour apprécier et déguster une bonne prestation, mais surtout parce qu’ils savaient pertinemment qu’ils allaient découvrir le travail d’investigateurs et de véritables archéologues de cette musique traditionnelle entrepris par cette association, et entendre ce qu’ils n’avaient pas écouté auparavant, puis parfois aussi, pour avoir une meilleure idée sur certains morceaux qu’ils n’avaient pas osé affronter. En effet, dès ses débuts, NEA n’était point intimidé par les difficultés certaines de nûbât difficiles à maîtriser, que ce soit du point de vue technique, rythmique ou mélodique. Bien au contraire, ce sont les morceaux de musique les plus difficiles qui nous attiraient le plus souvent, et aiguisaient en nous cette curiosité insatiable. Les méthodes de répétitions étaient remarquables et méthodiques avec une discipline exemplaire, une volonté collective sérieuse déterminée à vaincre toute difficulté qui pouvait se présenter à nous, et surtout un esprit d’équipe sain.
Comme je l’avais énoncé plus haut, il est important de préciser que NEA a eu la sagesse intuitive de puiser ses connaissances dans des sources indiscutablement solides. Ce fait est à mon avis le facteur le plus important caractérisant cette personnalité particulière de NEA. La toute première source, était d’abord celle de Cheikh Larbi BenSari, dont aucun enregistrement disponible n’était négligé, et ne pouvait échapper à une dissection méticuleuse, complète, sans épargner le moindre détail, pour en puiser toutes les ressources disponibles que nous pouvions exploiter.
Ces bases inébranlables que nous avions acquises, se trouvèrent de nouveau renforcées par l’enseignement directe reçu par trois de ses élèves les plus fidèles, ses trois enfants: le cadet Mahmoud en premier lieu, l’aîné Mohamed en second, puis plus particulièrement le benjamin Ahmed (alias Redouane) qui combla certainement ma curiosité personnelle, en mettant à ma disposition tout ce qu’il avait pu mémoriser depuis sa tendre enfance, que NEA s’est assigné le devoir d’explorer, d’étudier, d’enseigner et de partager avec le reste de la communauté culturelle. La chronologie naturelle de notre éducation musicale par ces grands maîtres, en corrélation directe avec le volume d’apprentissage, peut certainement se représenter par une sorte de courbe exponentielle mathématique, reflétant précisément l’allure générale et la progression de ce processus d’apprentissage qui suit toujours son cours.
Il n’y a rien de plus éloquent que les résultats eux mêmes, qui témoignent sans ambiguïté de la continuité du travail sérieux que cette association ne cesse de prodiguer. Son riche palmarès témoigne sans équivoque d’une telle performance.
ACTIVITES DE NASSIM EL ANDALOUS : l’expérience d’un quart de siècle.
1970: Prix spécial du Festival de la jeunesse
1971: 1er prix: Festival de la jeunesse
1972: 3 ème prix au IIIème Festival National de Musique Andalouse
1973: Médaille d'or: festival de Testour (Tunisie)
1973 ‑ à ce jour: participation annuelle au festival de musique traditionnelle à Tlemcen
1977: Prix spécial au festival de Testour (Tunisie)
1979: Festivités du 5 juillet à Paris
1979: Hommage au grand Maître Cheikh Abdelkrim Dali à Tlemcen et à Alger.
1981: Participation au festival du malouf à Constantine.
1982: Festivités du 1er Novembre à Besançon et Clermont Ferrant
1983: Prix spécial au festival des Arts Populaires à Jerash (Jordanie)
1985‑88‑89‑90‑91‑92: 1er prix aux Printemps Musical d'Alger
1986: Concert sur invitation par l'UNESCO à Paris
1992: Tournée au Maroc Avril 1993 : à Rabat, Fèz and Sefrou
1993: Tournée au Maroc Juin 1993 Fèz et Sefrou
Double hommage à Cheikh Abdelkrim Rais et Cheikh Redouane Ben Sari
1993: Hommage au grand Maître Cheikh Redouane Ben Sari à Oran
1993: Enregistrement au CCF de la Nûba اîka sur CD.
1994: Festival Maghrébin à Paris : (15 Juillet)
Abdelkrim Raïs (Maroc), NEA (Algérie), Rachidia (Tunisie)
1994: (Juillet) enregistrement à Paris d’extrait de la Nûba Hsîn
1995: Second Festival du Hawzi à Tlemcen ; Hommage à Skandrani
1996: Festival du Hawzi à Blida ; Printemps Musical D’Alger
1996: Hollande.
Le mérite de ces accomplissements ne revient pas exclusivement à l’équipe performante des musiciens et instrumentistes que l’on voit sur scène, car il existe souvent une tendance lunatique presque naturelle de négliger et d’omettre de prendre en considération cette partie importante des sympathisants et amis de NEA, qui ont été présents depuis la conception de notre association. Cette véritable équipe active dans les coulisses, omniprésente mais imperceptible et rarement visible, est comparable à cette face cachée de la lune dont on aperçoit que le coté lumineux. Ils font partie d’un tout indivisible, constituant un support fondamental et une force motrice de valeur incontestable pour NEA. Notre tâche laborieuse et difficile aurait été impossible à accomplir sans leur support et leurs efforts aussi bien individuels que collectifs. NEA leur doit toute sa vitalité, sa force et son endurance par le dévouement inconditionnel de leurs efforts et de leur énergie, mettant toutes leurs ressources humaines et intellectuelles à notre disposition. J’en profite pour leur faire-part de toute mon admiration, mon respect et leur exprimer toute ma gratitude et reconnaissance pour leur dévouement, leur encouragement et l'énergie vitale qu’ils ont su nous insuffler dans les moments de grand besoin.
Ma présence personnelle au cours de la première moitié de l’existence de NEA, de même que mon attachement perpétuel à cette institution culturelle n’était pas sans conséquences émotionnelles profondes sur ma propre personne. J’avoue qu’il ne m’a pas été facile de me séparer de cette ambiance chaleureuse excitante de véritable fraternité de ce milieu où nous avons pratiquement tous grandi ensemble, partageant nos douleurs, nos frustrations, mais aussi, savourant indiscutablement les meilleurs moments de notre vie, jusqu’à ce que nos aspirations professionnelles primaires nous obligeaient à emprunter d’autres avenues dans nos carrières respectives. Il faut tout de même rappeler que nous avons tous été uniquement des amateurs passionnés et œuvrant bénévolement pour cette musique traditionnelle. Depuis la naissance de NEA, jusqu’à ce jour, aucun membre enseignant ou autre n’a jamais perçu un salaire quelconque pour le travail dur, laborieux et accaparant que représente la lourde responsabilité culturelle de notre tâche. Malgré les besoins matériels indiscutables de la plupart des étudiants constituant notre association NEA, nous étions convaincus que le dévouement total et un esprit de sacrifice, même aux dépens de nos propres obligations personnelles et familiales, étaient indispensables pour le bien-être de notre association et de ses élèves. Notre idée du devoir culturel et notre philosophie sur la manière d’accomplir notre tâche n’avaient certainement pas de prix, car les vues constructives à long terme justifiaient ce sens du sacrifice individuel et collectif. Il y a lieu ici de tirer quelques leçons instructives, pouvant motiver d’autres jeunes formations de notre pays pour considérer la portée de leur mission culturelle à long terme, et leur éviter d’avoir une attitude myopique et lunatique.
Ayant été la modeste cause de l’apprentissage de mes collègues de NEA, ils furent, eux aussi, le stimulus vital et la cause directe motivant l'approfondissement de mes connaissances, car je ne pouvais me permettre, aux moments des répétitions avec l'ensemble, d'avoir une science hésitante devant ces individus consciencieux et exigeants. Mon départ physique de notre association n’était point ressenti. Le sens de responsabilité et la compétence indiscutable de la plupart de ses membres, et plus particulièrement celle de deux compagnons de longue haleine, mon frère Belkacem et un autre frère, Amine Mesli, ont été une preuve vérifiant la règle que nul n’est indispensable, mais plus ou moins utile. Bien qu’il fût douloureux de s’expatrier pour satisfaire ma curiosité scientifique, je n’avais aucun doute sur leur capacité de prendre en charge notre association, et de continuer tout simplement la tâche que nous avions tous commencée ensemble dès nos débuts. Mon entière confiance en leur sagesse et ma conviction absolue en leur compétence, ont été dûment récompensées par la tâche colossale qu’ils ont entrepris dans la continuité et le maintien constant de la qualité et de la substance des prestations de NEA, répondant toujours à leur devoir et obligations, par leur présence régulière dans chacun des festivals culturels de notre pays, accomplissant également leur mission culturelle à un niveau international.
09- Comment vois-tu la sauvegarde de ce patrimoine ?
Pas de façon aussi simple que certains responsables de notre culture le pensent, car ce processus peut s’avérer beaucoup plus complexe qu’on ne puisse l’imaginer à première vue. Tout d’abord, rien ne peut se faire d’un coup de baguette magique. Malgré les bonnes intentions de chacun, il faudrait avouer que bien de discussions de coulisses et de salon, autour d’un verre de thé, sur l’art et la manière d’entreprendre la sauvegarde de ce patrimoine, demeurent souvent stériles et ne mènent à aucune décision radicale, car il n'y a généralement jamais de suite concrète à ces grandes idées utopiques. Pour apprendre à nager, il faut se jeter dans l’eau. Rien de plus facile que de faire des discours pompeux grandioses, pour impressionner son auditoire, et souvent parfois, pour impressionner ses propres oreilles, si la parole n’est pas suivie par l’action concrète.
Il faut se rendre à l’évidence que c’est surtout un travail d’équipe, où une association seule, et encore moins un individu isolé, ne peuvent prétendre résoudre ce problème à leur niveau. Il est absolument nécessaire de conjuguer les efforts de plusieurs associations culturelles pour prétendre obtenir des résultats satisfaisants et arriver à un consensus rationnel et scientifique. Une première approche serait d’abord de définir l’aspect pluraliste du contenu même de ce patrimoine musical, et d’en définir les priorités relatives pour aborder cette récupération de façon méthodique et logique. Par analogie à la science en général, il faudrait peut-être diagnostiquer toutes les composantes du problème, pour ensuite les aborder une à une, dans le but d’essayer de trouver une solution globale adéquate ou spécifique à chacun des différents problèmes.
Je m’explique: notre musique traditionnelle est constituée de mélodies, de poésies, d’instruments, de technique instrumentale et vocale, d’histoire, de philosophie, pour ne citer que quelques uns de ses éléments principaux, conçus et élaborés de façon particulièrement harmonieuse, pour émettre le message de ce produit final mélodieux appelé sghul ou çan`à, susceptible de pouvoir toucher et mouvoir la fibre sensible de l’auditeur, lui apportant joie ou mélancolie, selon les aspirations et les besoins du moment. Chacun de ces éléments, individuellement assez complexe, devrait faire l’objet d’une étude approfondie par des équipes spécialisées selon leur préférence ou “violon d’Ingres” particulier, ou selon leur “forte” dans l’un ou l’autre de ces différents volets. Il est de première importance de définir le potentiel particulier de chaque personne, ou groupe d’individus intéressés par une tâche pareille. Une qualité digne de tout chercheur est tout d’abord une honnêteté scientifique, pour éviter de propager de fausses vérités à un public indulgent, et surtout le besoin d’être conscient de ses propres limites.
A titre d’exemple personnel rudimentaire, vu mon inclination préférentielle, il serait totalement ridicule que je puisse prétendre faire une étude solide sur l’aspect littéraire de la poésie ou des poètes, vu mes capacités limitées à ce sujet, surtout quand je sais pertinemment qu’il y a des individus compétents beaucoup plus qualifiés pour cette tâche que l’amateur novice que je représente. Je pourrai certainement émettre mes opinions, mais je laisserai le soin à l’expertise des spécialistes qualifiés, pour nous illuminer tous. Il faudrait aborder tous les compartiments de ce patrimoine en spécialisant les tâches selon les compétences ou intérêt particulier de chaque individu ou groupe d’individus, mais travaillant en collaboration étroite pour intégrer leurs résultats de façon harmonieuse, de sorte à accomplir notre tâche collective dans un style académique comparable à celui de Ikhwân as-safâ` du 13ème siècle, qu’on devrait prendre en exemple.
Tous les mélomanes, amateurs, et novices intéressés par notre culture, devraient se sentir libres d’exprimer leurs opinions sans aucune restriction, et ne pas se sentir intimidés pour émettre leurs idées et points de vue sur les aspects de ce patrimoine qui les tiennent à cœur, car leur point de vue est important et devrait être pris en considération. Il n’y a pas de question bête, il n’y a que des réponses stupides. La franchise et l’honnêteté de discussions à bâtons rompus nous aideront certes à soulever des points qui serviront à stimuler la discussion par les experts de la matière pour focaliser notre attention sur la réalité de nos insuffisances.
Notre besoin compulsif de faire quoique ce soit pour participer à la sauvegarde de nos valeurs culturelles nous incite parfois à sauter sur la première alternative ou suggestion qui puisse se présenter à nous. Il faudrait être sur ses gardes pour éviter de s’accrocher à des solutions miracles trop faciles pour être vraies ou se fier de façon aveugle à la crédibilité douteuse de certains responsables de notre culture, sans passer au peigne fin leur compétence et analyser leurs idées et opinions personnelles de façon méticuleuse. Toute suggestion, aussi bonne qu’elle puisse paraître à première vue, devrait être étudiée dans toute son étendu pour anticiper toutes les implications possibles et éviter de suivre un chemin erroné qui ne fera que retarder l’échéance de cette mission de sauvegarde. L’euphorie de nos idées individuelles ne devrait nullement aveugler notre objectivité et notre bon sens des choses, pour éviter d’antagoniser toute décision collective beaucoup plus sage et plus adaptée aux besoins réels de nos institutions. Nous devrions agir mutuellement comme des garde-fous, pour éviter toute déviation de la ligne de mire collective pour nos aspirations et buts culturels communs qu’on devrait aborder avec objectivité, sagesse et harmonie.
Personne ne peut prétendre détenir la vérité, mais s’en rapprocher le plus possible serait certainement souhaitable. Notre devoir individuel est de nous éclaircir mutuellement, et faciliter notre tâche par une stratégie appropriée pour établir une base solide commune à nos successeurs qui profiteront de notre expérience individuelle ou collective surtout, leur permettant de pousser leur niveau de connaissance à une échelle bien supérieure que la notre.
Loin d’avoir la prétention de détenir la stratégie ou les méthodes rationnelles nécessaires à la réalisation de cette sauvegarde, je voudrais essentiellement sensibiliser notre communauté culturelle sur le besoin et la nécessité de conjuguer nos efforts individuels, d’échanger nos points de vue personnels, pour aboutir à la solution la plus élégante et la plus logique pour l’accomplissement réaliste de la mission culturelle que nous devons à nos enfants et à notre nation.
Il y a encore énormément à dire sur le processus complexe de cette sauvegarde qui exigerait une analyse très approfondie de nos musiciens actuels, de leur compétence et de leurs connaissances. Les quelques lignes que j’ai brossées ci dessus ne rendraient nullement justice au sérieux de cette question poignante. Il serait plus sage de prêter une attention particulière à cette sauvegarde, et consacrer une discussion beaucoup plus élargie et exhaustive, pour pouvoir se rendre compte de la tâche colossale qu’il faudrait entreprendre dans cette optique. Chacun a son mot à dire et chaque opinion devrait être considérée et faire l’objet d’une analyse objective complète. Pour le moment, je laisserai ce sujet largement ouvert pour d’autres occasions où nous aurons l’opportunité d’aborder et explorer le fond de ce problème.
10- La part du mouvement associatif ?
Dans ce qui a précédé, je pense que nous avons touché du doigt plusieurs points importants à ce sujet. Pour récapituler, il est important d’insister sur les objectifs et devoir de chaque association culturelle. Pour pouvoir parler du mouvement associatif, il faudrait tout d’abord reconsidérer les raisons et les motivations qui nous poussent à créer une association quelconque. Il faut se redemander la raison majeure pour cette création, les buts à atteindre, le travail nécessaire pour atteindre ces buts, le devoir à accomplir et ultimement se poser la question sur l’impact et l’utilité d’une telle institution au niveau de la collectivité et de notre communauté.
Réalisant le besoin de faire partie intégrale du processus constructif pour notre environnement culturel, nous nous apercevons très vite de nos limites individuelles, et ressentons la nécessité absolue de conjuguer les efforts de chacun pour réaliser nos rêves et nos aspirations de façon collective. Pour réaliser une tâche aussi noble, il est indispensable d’y mettre le meilleur de soi-même, de sacrifier ses besoins personnels, de participer bénévolement à l’édification et au maintien de nos valeurs culturelles. Nous devrions servir de model de conduite, dont nos enfants pourraient s’enorgueillir et nous admirer comme nous le faisons pour tous nos prédécesseurs et ancêtres qui n’ont ménagé aucun effort et consenti à de grands sacrifices pour nous faire parvenir ce patrimoine que nous chérissons tous.
Notre responsabilité d’enseignants nous oblige à prendre notre tâche au sérieux, d’élever notre niveau de conscience, de vénérer l’intégrité intellectuelle, et d’être à notre tour des élèves assidus avec la nécessité absolue d’élargir nos connaissances académiques pour mieux servir cette cause. Le devoir collectif devrait passer avant toute aspiration individuelle ou intérêt personnel quelconque. Nous devrions donner l’exemple à nos enfants pour leur apprendre la nécessité et le devoir de tout partager avec leurs proches et leur communauté. Donnant le meilleur de nous même et sacrifiant nos propres besoins constituent l’enseignement de base le plus important et le seul moyen de permettre à nos enfants de jouir de meilleures conditions que nous avons expérimentées.
Parents et familles nous confient leurs enfants, non seulement pour enrichir leur éducation, apprendre et préserver cet aspect culturel historique, mais aussi pour leur enseigner tous les aspects de base de la vie en communauté, les principes fondamentaux de la moralité, et leur inculquer cette notion indispensable de travail d'équipe et d’effort collectif, nécessaires pour construire notre nation sur des bases saines et solides de respect mutuel entre chacun de ses citoyens.
Il n’y a rien de plus facile que de rester chez soi, pour ne s'occuper que de sa propre petite personne égoïste et assouvir ses besoins personnels lunatiques sans aucune considération pour notre environnement culturel ou social dont nos enfants ont grand besoin. Comme bien d’autres institutions culturelles dans notre pays, NEA a constitué durant toute son existence, une association de philanthropes, où un enseignement exclusivement bénévole a été dispensé par un bon nombre de membres actifs qui sacrifient toujours un peu de leur existence, au détriment de leurs besoins sociaux et professionnels, pour pouvoir assurer la pérennité de notre culture. Une association culturelle, est en fait, non seulement une extension du système d’éducation académique pour nos enfants, mais aussi une école d’apprentissage des valeurs familiales et sociales, leur permettant d’aiguiser leur sensibilité, leur apprenant l’importance de vivre en communauté au contact d’individus de tout âge et de tout gendre, leur permettant de résoudre leurs conflits internes en conjuguant leurs efforts de façon collective, pour leur permettre d’acquérir le sens de responsabilité et les qualités morales nécessaires pour constituer les hommes de demain dont notre nation a grandement besoin.
Nos valeurs culturelles historiques constituent un véritable cordon ombilical nous rattachant à toutes les générations précédentes, nous chargeant aussi, à notre tour, d’assurer la pérennité de cette “amana” que nous devons aux générations futures. Le support par les philanthropes de notre communauté constitue la force motrice la plus importante pour assurer la survie de nos associations culturelles. C’est grâce à ces associations que le flambeau de notre musique ne s’est pas éteint car les maîtres sont rares, vieux, épuisés et souvent inexistants. Par conséquent, il est important d’insister sur le sens du devoir et le sens du militantisme permanent de ces associations qui constituent de nos jours l’unique moyen de sauvegarder ce patrimoine.
11- Penses-tu sincèrement que cette musique ne s’écrivait pas par le passé ?
J’aurais tellement aimé répondre à cette question de façon affirmative, mais ce n’est malheureusement pas le cas. La théorie musicale était bien connue, étudiée et généreusement élaborée, mais il n’y a pas de trace de transcriptions musicales proprement dites. Ceci dit, voulant attiser la curiosité de nos mélomanes, avec l’espoir de pouvoir éveiller en eux ce besoin de recherche approfondie, je me permettrais de formuler quelques mots sur certains de ces ouvrages.
Dès le début de cette civilisation islamique, un bon nombre de philosophes et de scientifiques se sont intéressé sur les origines et la nature de leur musique. Dans la société islamique, la méthode orale des connaissances était de première importance, et paraissait largement suffisante à la mémorisation et transmission du patrimoine musical. Ceci semblait justifier l’absence de recours à un système quelconque d’écriture de cette musique. Cette méthode orale impliquait aussi la nécessité de dons innés en combinaison avec un processus d’apprentissage long et laborieux, basé sur l’importance capitale de la relation maître à élève. Le résultat idéal serait le musicus perfectus (musicien parfait), qui était essentiellement un homme avec des aptitudes musicales remarquables, un compositeur doué de créativité, ayant la fonction d’instrumentiste virtuose, de chanteur talentueux avec une mémoire phénoménale, capable également de faire de la poésie avec aisance, et surtout un homme de grande culture. Est-il encore possible, de nos jours, de réunir toutes les composantes de ces qualités humaines chez un seul individu ? Je crois qu’il est honnêtement très difficile de réaliser une chose pareille, en espérant vivement que je suis dans l’erreur.
Un certain nombre d’ouvrages semblent s’intéresser à des aspects purement scientifiques et théoriques sans pour autant donner de l’importance à la notation musicale propre. Le livre de Safî ad‑Dîn al Urmawî, Kitâb al‑adwâr (Livre des modes musicaux) utilise une sorte de système alphabétique, non pas pour la notation proprement dite, mais plutôt pour l’explication et enseignement du système musical.
Les préceptes sages incitant à l’ouverture d’esprit et à la recherche de la science même si elle se trouvait en chine, « attlubu al-`ilm wa law fi çîn » étaient certainement mis en application. Un des exemples des plus frappant, est celui du fils de Harûn er-rashîd, le Calife al‑Ma'mûn, qui ordonna l’établissement de Bayt al-Hikmah en 833 à Baghdad, une sorte d’Académie du savoir, où un grand nombre d’ouvrages philosophiques et scientifiques de la civilisation grecque surtout ont été traduits. Comme conséquence directe, une nouvelle branche, la musique spéculative (musica speculativa) était née. Celle-ci a été étudiée de façon extensive par le “philosophe des arabes”, al‑Kindî qui en plus de son traité sur le luth, s’intéressait également à l’aspect cosmologique et éthique de la musique. Cette idée fut également explorée par la confrérie puritaine Ikwân as‑Safa'. Pour ces auteurs, le rôle spirituel de la musique était de détacher notre esprit pour aller au delà du monde matériel, et nous permettre d’accéder de plus hautes sphères d’appréciation de la beauté et de l’harmonie universelle et divine.
D’autres ouvrages s’adressaient surtout au côté mathématique et acoustique purs de la musique, édifiés par les grand philosophe et théoriciens: al‑Fârâbî (870‑950), Ibn Sinâ (Avicenne) (980‑1037), Ibn Zayla (d.1048) and Safî ad‑Dîn al‑Urmawî (d. 1294). Un certain nombre de concepts furent addressés: théorie du son lui-même, la notion de rapport d’intervalles, dissonance et harmonie, système modal, rythme et systèmes rythmiques, de même que la conception et construction d’instruments de musique.
Un autre groupe d’ouvrages est basé sur des connaissances encyclopédiques ou anecdotes, dont Kitab al‑Aghani (Le livre des chants) par Abû al‑Farâj al-Isfahânî (897‑967), constituant une source d’information inestimable sur les musiciens, la musique et l’environnement musical pendants plusieurs siècles. Cet ouvrage s’est également intéressé à la théorie modale du doigté (asâbi).
Un autre ouvrage méritant d’être mentionné est celui d’Ahmad al‑Katib, intitulé: La Perfection de la Connaissance Musicale, s’adressant à un grand nombre de sujets intéressants: problèmes de phonétique, respiration et prononciation durant le chant, réaction de l’audience, classification des voix.
La liste de ces travaux est encore copieuse, et il y a énormément de substance dans ces différents ouvrages qui peuvent encore nous éclairer sur bien de mystères, malgré l’absence déplorable de notation musicale propre. Il est du devoir de nos amateurs passionnés et professionnels chevronnés de se réveiller, d’être curieux, d’étudier, d’analyser, d’approfondir leurs connaissances, pour nous éclairer une bonne fois pour toute. Comme je l’ai mentionné à plusieurs reprises, la nécessité d’une équipe à la hauteur d’une entreprise pareille est indiscutable.
12- La musique dans un contexte islamique, peux-tu-nous en parler ?
C’est un sujet fascinant qui a fait l’objet de discussions d’un grand nombre de personnalités culturelles, de philosophes, d’historiens et de mystiques religieux, pendant plusieurs siècles, et bien plus tard, il est encore d’actualité, puisqu’il fait encore l’objet de nos propres discussions. Je n’ai aucune prétention d’apporter du nouveau à ce sujet, mais il mérite notre attention et il est utile de faire le point pour rappeler son contexte historique.
L’avènement de l’Islam au début de notre ère islamique, a eu des conséquences profondes sur tous les aspects de la vie socioculturelle de l’époque. Il est important de noter qu’il existe plusieurs anecdotes en rapport avec l'attitude de certains hommes de religion vis-à-vis de la poésie, de la musique et du chant. Les avis sont multiples et partagés; certains paraissent radicalement opposés à toute activité musicale ou littéraire, tandis que d'autres par contre, semblent lui trouver un rôle communautaire bénéfique, adoucissant les mœurs et une application spirituelle certaine. Ce débat commencé depuis des siècles, n’a jamais donner naissance à une résolution définitive, nous laissant peut-être l’opportunité d’en faire individuellement une affaire personnelle, puisque le consensus sur cette question à toujours été impossible à atteindre, et que chacun a droit à ses propres opinions. Nous citerons, par exemple, le fameux poète de cette période Jahiliyya, Al-Nadr ibn al-Harîth (d.624), un descendant du fameux Qusaiy, et cousin du Prophète Mohammad (qssl), qui devenait en quelque sorte son rival, essayant de séduire son auditoire par ses poésies. L'un utilisait les révélations divines, l'autre, inspiré par le diable, la poésie et le chant de façon machiavélique pour subjuguer son auditoire. Il semble que la Sûra xxxi, 5-6 (Sûrat as-Shu`arâ’) soit dirigée spécifiquement à l'encontre de ce genre de poètes diaboliques, qui ont essayé vainement d’imiter le style du message divin, mais sans succès.
Par contraste, le fameux poète Hassan ibn Thabit (d.660), qui était le scripte personnel du Prophète Mohammad (qssl), mettait ses talents littéraires au service de la religion, pour documenter tous les enseignements et révélations dictées par le Prophète. Impresionné par la beauté expressive de la poésie, le Prophète Mohammad (qssl) couvrira de sa propre cape les épaules du poète païen Ka'b ibn Zuhayr, en signe d'admiration et d'acceptation de sa poésie. Ce geste symbolique encouragea et inspira un grand nombre de poètes intimidés pour développer et raffiner cet art littéraire. Le calife `Alî ibn abi Tâlib était lui-même un poète raffiné et appréciant la musique, puisque son propre mariage s’est déroulé avec de la musique.
Musique, chant et dance étaient pratique courante chez les païens de l'époque anté-islamique (jahilyia), qu’ils utilisaient également dans les séances lugubres de magie noire pour invoquer la présence des jinn. Plusieurs musiciens, dont Ibrâhîm al-Mawsilî, son fils Ishâq al-Mawsilî, et l’élève de ce dernier, Àlî ibn-Nâfî` (connu sous le nom de Zyriâb), ont tous été accusé d’être inspirés ou possédés par les jinns, pour la simple raison qu’il était difficile de croire que ces hommes pouvaient posséder de telles facultés et un tel génie doué d’une créativité artistique aussi riche.
La fonction lugubre particulière attribuée à ces activités musicales pourrait peut être expliquer les raisons de son “rejet” du contexte de l'Islam par certains orthodoxes. Cette association avec toute autre activité malsaine et immorale que ces obscurantistes infidèles ennemis de l'Islam pouvaient pratiquer, constituait une cause majeure de l’attitude négative de ces hommes de religion à l’égard de cette musique, expliquant son rejet total et inclusif.
Par contraste, il est remarquable de considérer l'importance qui est attribuée à la musicalité de la voix humaine comme dans le adhan, l'embellissement de la lecture du Coran (tajwîd), et à la spiritualité de la musique au service de la religion comme dans le dhikr et le samaâ'. Le Prophète Mohammad f et son compagnon Abû Bakr, n'étaient-ils pas accueillis à Médine au bout de leur Hijra en grandes fanfares, avec musique et chant : "tal'a al-badru 'alayna" طلع البدر علينا من تنيات الوداع.
D'autre part, les Sûfiyyîn (soufistes) accordent à la musique une valeur spirituelle très particulière. Al Hujwirî, auteur du livre: Kitâb kashf al-Mahjûb (11ème siècle), classifie les auditeurs de musique en deux catégories: «ceux qui en écoutent la valeur spirituelle et ceux qui en écoutent le son matériel ou acoustique». Pour ces mystiques de l'ordre Sûfî, la musique stimule un état d’âme ou une sorte d'extase permettant d'atteindre ce stade ultime de la méditation, et permettre au cœur de se libérer et sortir de la dimension humaine pour atteindre les hautes sphères de l’adoration divine, comme l’exprime si bien Abu Sulaymân ad‑Darâni (d. 820 ): «La musique ou le chant ne peuvent ressortir du cœur, ce que le cœur ne possédait en premier lieu».
La voix, la gesticulation, et les instruments de musiques sont utilisés dans l’exercice de la spiritualité, conduisant à l’extase et la communion ultime avec le Divin. Selon Al Hujwirî, le chant religieux, “dhikr” ou “samâ`”, était considéré comme “un soleil brillant sur divers éléments mais les affectant de façon spécifique: il peut brûler, illuminer ou dissoudre ”.
Jalâl ad-Dîn Rûmî, fondateur de l’ordre des Mawlawî (Derwiches tourneurs), compare le “samâ`” à l’adoration de l’esprit, l’aidant à découvrir l’amour, de ressentir les vibrations de la rencontre (divine), d’ôter le “voile” (hijâb) et de se trouver en présence du Divin (hadrah).
Certaines motions physiques extatiques, respiration accélérée (hyperpnée), et danses sacrées (zuhd) sont utilisées pour parvenir à cette communion divine comme dans le cas des derwishes tourneurs en Perse et en Turquie. Une autre variante de ce genre de chorégraphie sacrée se retrouve dans la confrérie 'issawiyyah, qui utilisent également des instruments de musique pour accompagner leurs danses. Ces danses arrivent parfois à éliminer toute perception douloureuse chez certains individus qui vont jusqu’à s'infliger des sévices corporelles sans douleurs apparentes. De multiples exemples sur l’utilisation du chant de la musique et de la danse abondent dans la littérature mystique qui leur accorde une place de première importance.
Diamétralement opposé à cette conception, le fondateur des muwahidîn (almohades), El-Mehdi ibn Tumert, incitait ses partisans à détruire les instruments de musique. Exagérant le caractère puritain de cette doctrine, le Calife Yakûb al-Mansour ordonna d'arrêter les chanteurs et de les incarcérer. Les musiciens furent obligés de se dissimuler et pratiquaient leur musique secrètement. Par contraste, après l’éclatement de cette dynastie almohade, le roi mérinide Abu Ya`qub Yûsuf al-Marînî (1292 ?) redonne de nouveau toute l’importance au patrimoine musical, instaurant le Mawlid en-Nabawî (naissance du Prophète Mohammed (qssl)) en tant que fête officielle, encourageant de nouveau les musiciens et poètes de se mettre au service des besoins émotionnels et spirituels de la communauté.
L’appréciation de la musique et de son contenu est aussi varié que le nombre d’individu de cette planète. D’une part, certaines musiques ou poésies sont agréables et plaisent à nos oreilles, répondant à nos besoins intellectuels, spirituels ou émotionnels, nous invitant même inconsciemment à danser. D’autre part, il y a aussi ces musiques ou poésies répugnantes et inacceptables par nos oreilles, qui ébranlent notre philosophie, notre éducation et nos convictions. Ce qui peut nous être désagréable et nous déplaire peut constituer un délice extatique pour d’autres, et vice versa. Ce problème n’est pas nouveau du tout car il a été reconnu dès l’antiquité et débattu pendant des siècles.
La nécessité de prendre en considération cette différence fondamentale entre les différents besoins et les diverses tendances culturelles, est remarquablement exprimée par le philosophe arabe Al-Kindî (d.874) dans son traité sur le luth:
“Chaque peuple possède un système musical qui lui est propre et qui n’est pas partagé par les autres. Les différences à ce propos, entre ces peuplades, sont de même nature que leurs différences en général. Les Arabes, les Byzantins, les Persans, les Khazars [peuple des côtes Capsiennes], les Ethiopiens et la totalité des hommes, diffèrent l’un de l’autre par leurs natures, leurs intelligences, leurs opinions, leurs aspirations et leurs comportements.”
De nos jours, ces caractéristiques demeurent entièrement valables non seulement au niveau de différents groupements ethniques ou localités, mais également à l’échelle de chaque individu de notre communauté.
Un siècle plus tard, ce même point de vue est également exposé de façon beaucoup plus explicite par Ikhwân as-Safâ dans leur Epître sur la musique:
“Sachez, frère, puisse Dieu vous aider avec un esprit émanent de lui, que les humeurs du corps sont de plusieurs aspects, et que les natures animales sont de plusieurs espèces. A chaque humeur et à chaque nature correspondent un rythme et une mélodie dont le nombre ne peut être connu que par le Divin tout Puissant. Vous trouverez la preuve de la véracité que nous énonçons et la vérité de ce que nous avons décrit si vous prenez en considération que chaque peuple de l’humanité possède des mélodies et rythmes propres lui procurant joie et délice pour ses enfants, bien que nul autre, à l’exception d’eux mêmes, puisse éprouver plaisir et satisfaction. Ceci est le cas dans la musique des Daylamites, des Turques, des Arabes, des Arméniens, des Ethiopiens, des Byzantins et d’autres peuples qui diffèrent par leur langage, leur nature, leurs caractères et leurs traditions.”
Je crois qu’il y a beaucoup à apprendre dans l’attitude sage de nos grands philosophes pour accepter nos différentes caractéristiques, natures et opinions. Si une musique quelconque ne convenait pas aux oreilles d’un individu, il n’est pas nécessaire de devenir un scientifique ou un astronaute, pour l’ignorer et en faire abstraction. Il est totalement inutile d’en faire une maladie, car notre jeunesse n’est pas nécessairement en danger. L’éducation de base est la chose la plus importante que nous puissions offrir à nos enfants en leur enseignant nos valeur sociales et morales, pour les munir de bon sens et de cohérence dans leurs idées, afin qu’ils puissent, avec leur propre logique et raisonnement, filtrer l’information pour en extraire les aspects positifs et les préserver pour eux-mêmes et pour leur environnement. Traitons nos enfants avec intelligence, offrons leur le meilleur de nous même et faisons leur confiance pour leur permettre de s’épanouir et répondre à leurs responsabilités d’adultes de demain.
13- Es-tu pour la transcription ?
Sans le moindre doute ! A mon avis, et surtout avec le recul de plusieurs années d'expérience dans cet environnement musical, la transcription est, sans aucune équivoque, le seul moyen de sauvegarder et préserver notre patrimoine musical. Le ¼ de ton, qui semble tellement effrayer nos musiciens et mélomanes, ne constitue en aucun cas un obstacle particulier. Pour ce qui est de l’expressivité de la musique, si besoin en est, d’autres symboles peuvent être créés pour répondre aux spécificités particulières de notre patrimoine musical. La sémiologie musicale, ou solfège, comme tout autre langage, loin d’être une langue morte ou figée dans une carcasse immuable, au contraire de l’opinion des partisans de l’archaïsme, est certainement un langage ouvert à l’innovation judicieuse et intelligente, donnant libre cours à l’ingénuité individuelle de chaque musicien.
Il est indéniable que l’écriture de la musique, ou transcription, est essentiellement un objet à deux dimensions: rythme et mélodie. La troisième dimension, la plus importante d’ailleurs, est représentée par l'expressivité, la chaleur et l'enveloppe par laquelle une mélodie quelconque puisse toucher notre fibre sensible, pour nous envoûter, ensorceler et nous transporter dans l'espace. Cette dernière dimension n'est pas du tout exclusive à notre musique, car c’est une caractéristique universelle commune à toutes les musiques de ce monde. C'est au niveau de cette troisième dimension que le concept de relation maître-à-élève devient crucial et prend une importance capitale. Dans toute musique, comme pour tout langage écrit, les figures de notes et symboles utilisés pour son écriture, ne représentent pas plus qu’une symbolisation au sens propre du mot. Ces figures de notes ne peuvent ni remplacer ni remplir la fonction spécifique de l’artiste, dont le rôle principal est celui de faire exprimer ces notes inanimées, utilisant son talent, sa sensibilité et son expérience pour nous transmettre autant que possible toute l’expressivité d’une mélodie. L’écriture de la musique est une chose, mais l’art et la manière d’interpréter ces partitions est une autre science entière, qui nécessite de façon indispensable un apprentissage méticuleux et méthodique, sous la supervision d’un maître vigilant et expérimenté.
Pour donner un exemple simple et concret de cette idée, imaginons que l’on puisse donner à un musicien quelconque, trois pages de musique qui appartiendraient respectivement à Bach, Mozart, et Vivaldi ou autre, faisant en sorte qu’il n’ait aucune idée sur l’auteur en question. Bien qu’inattendu, le résultat serait tout à fait prévisible. Le plus ingénieux des instrumentistes trouverait une difficulté relative d’interpréter ces quelques pages de musique dans la manière spécifique intentionnée par l’auteur. Cependant, si l’on précise à cet artiste que cette page particulière appartenait à Mozart par exemple, là le musicien se sentirait beaucoup plus à l’aise pour exécuter ces notes de façon radicalement différente de celle qu’il venait d’entreprendre, en donnant à ces mêmes notes leur expressivité propre au contexte particulier, dans l’art et la manière spécifiquement intentionnés par l’auteur en question. Ce principe fondamental de l’interprétation musicale, en harmonie avec son contexte émotionnel spécifique, garde toute sa validité et son importance dans notre propre musique.
Je donnerai un autre exemple de cette idée en me basant sur les retombées des dernières technologies électroniques à notre disposition de nos jours. Le microcomputer, par ses applications de plus en plus extensives, constitue un autre moyen nous permettant de nous rendre compte de la valeur réelle et de l’importance capitale de l’étude de l’interprétation qui ne peut être assurée que par un enseignement de maître-à-élève. En effet, les deux caractéristiques d’un son, fréquence (ou hauteur) et durée de temps, que nous pouvons représenter parfaitement dans le langage musical conventionnel par des figures de notes, peuvent très facilement de nos jours être traduites en langage électronique binaire qu’un computer peut déchiffrer sans aucune difficulté. Cette transcription électronique, de manière palpable et audible par les oreilles les plus novices, démontre sans le moindre doute les limitations de la transcription musicale à deux dimensions dont nous avons parlé plus haut, et met en perspective l’absence évidente de cette troisième composante primordiale représentée par cet aspect émotionnel caractéristique de la sensibilité de notre nature humaine.
En effet, la meilleure des transcriptions disponibles, mise note pour note dans les circuits de ce computer, ne rendrait nullement justice à l’expressivité intentionnée par l’auteur. Bête mais discipliné, ce computer ne peut lire que de façon binaire, plate et froide ces figures de notes que nous lui avons ingéré dans ses micro chips, et n’a aucune possibilité de traduire cette chaleur expressive que seul un musicien expérimenté et compétent puisse nous faire goûter. Conscients de cette déficience évidente capitale, les experts de l’électronique ont poussé leur génie pour mettre sur pied une procédure connue sous le terme “d’humanisation” dans l’argot électronique, susceptible de compenser pour cette froideur mathématique de la reproduction du son. Les résultats sont nettement meilleurs mais encore loin de rivaliser avec les talents d’expressivité d’un véritable musicien. Ceci démontre une fois de plus, et de façon palpable, que l’écriture de la musique est une chose, mais l’art et la manière d’interpréter ces partitions est une autre science assez intriquée et d’une complexité certaine. Cette artificialité des computers est-elle une raison suffisante pour rejeter une telle approche ? Pas du tout !
Par contraste à cette insuffisance notable, j’aimerais aussi préciser que la technologie digitale des microprocesseurs de notre temps a énormément à offrir. Elle est devenue abordable, à la portée de tous, transportable pour permettre d'enregistrer directement au niveau du computer, sans l’utilisation de bandes magnétiques. L’avantage de cet enregistrement digital est surtout de nous permettre d'analyser avec précision, de manière microscopique, au sens binaire du terme, les caractéristiques de chacun de nos instruments de musique traditionnels, et de chacune des notes individuelles, pour finalement transcrire le produit final et le mettre à la disposition de nos musiciens et de nos élèves sous forme digitale ou analogue, ou tout simplement noir sur blanc comme de nos vieilles habitudes. Ce n’est en aucun cas une sorte d’instrument miracle pouvant se substituer à l’analyse musicologique traditionnelle au sens propre du mot, ou remplacer le rôle crucial du musicologue, mais surtout un instrument supplémentaire à notre disposition, et un moyen plus sophistiqué qui nous permettra de faciliter cette tâche déjà complexe en premier lieu.
Les limitations de la manière dont il faudrait interpréter notre musique, expliqueraient peut-être les insuffisances et les raisons de l’échec des tentatives de symphoniser cette musique, comme l’a fait Boudjemia Merzak avec l’orchestre symphonique d’Alger. Loin d’avoir une attitude arrogante ou de vouloir remettre en cause la compétence indiscutable de ces musiciens, le résultat en fut une double déception pour les mélomanes, dépendant du point de vue de l’oreille particulière. D’une part, le mélomane puriste de la musique universelle, se demanderait combien étrange et bizarre cette musique peut paraître à ses oreilles. D’autre part, et de façon similaire, un puriste de la musique traditionnelle, s’apercevrait très vite de la platitude, de l’absence totale de saveur, de couleur et de chaleur que cette musique était supposée exprimer. Cette cacophonie véritable et ce grand tintamarre, leur ferait uniquement rappeler les bruits tellement familiers à leurs oreilles des tasses du hammâm publique, et j’avoue qu’il est difficile de ne pas partager leur avis, car en premier lieu, notre musique traditionnelle n’a jamais été conçue pour des trombones, trompettes ou autres instruments à sonorité violente, totalement en dehors du contexte primordial de cette musique.
Cependant, loin de fermer les portes à toute innovation, l’utilisation judicieuse et intelligente de certains instruments à cordes surtout, donnerait sans aucun doute, beaucoup plus de profondeur et de consistance à notre musique, qui éprouve un grand besoin de résurrection, sans pour autant violer l’intégrité du timbre et de la texture des sons qui lui sont spécifiques.
Je ne suis pas du tout contre l’expérimentation dans notre musique, mais à la condition unique, de ne pas porter atteinte à son intégrité. Au contraire, il est bien plus intéressant de donner libre cours à son imagination et à ses talents dans ce domaine. Cependant, il est très important de prendre des précautions particulières en gardant à l’esprit que c’est uniquement une “expérimentation” sans plus. Cette expérimentation ne devrait en aucun cas constituer une sorte de fait accompli ou de fausse vérité pouvant devenir une source potentielle de confusion pour nos jeunes musiciens néophytes. Les meilleurs juges et nos conseillés les plus sages pour ces essais seront nos propres oreilles, et celles des mélomanes.
Une fois de plus, la transcription de notre patrimoine dans sa forme native, nous serait d’un grand secours, nous évitant de nous soucier de la possibilité pour les laborantins inexpérimentés de pouvoir altérer et affecter notre patrimoine de façon négative. Une telle expérimentation serait beaucoup plus ingénieuse et logique à la condition que nos laborantins reçoivent une double éducation complète, dans les deux expressions musicales qu’ils veulent rapprocher. L’expertise isolée dans l’une ou dans l’autre est totalement insuffisante et dangereuse pour de telles manipulations.
Ayant personnellement transcrit un grand nombre de tushiyât, mshâliyât et autres que je publierai dans un prochain avenir, il est indéniable à mes yeux, et aux yeux de toute personne ayant des rudiments de solfège, qu’il n’y a aucun substitut à l’analyse de ce patrimoine que par le langage musical qui lui serait le plus approprié. Quelque soit le degré d’ingénuité de l’individu, l’analyse subjective et empirique basée sur des impressions personnelles ou sur des théories subjectives qui prêtent souvent à confusion, n’ont plus de place de notre temps, où tout peut s’analyser avec précision. Il est temps de démystifier ce faux concept d’incapacité du langage musical à s’adapter aux besoins de notre propre musique, souvent entretenu par les partisans du moindre effort. Le langage musical n’a rien de mystérieux et peut s’apprendre à tout âge. A une ère où l’accès à la science ou à un langage quelconque n’a plus de frontières, où les portes de l’Internet sont grandement ouvertes à tout le monde (en espérant que ce sera bientôt pour notre communauté), il n’y a plus d’excuses valables justifiant la présence d’une telle anomalie et d’une telle déficience.
Selon ma propre expérience d’amateur passionné, il est absolument fascinant de découvrir la logique et la cohérence, insoupçonnées à première vue, du système et des structurations constituant les fondations de cette musique traditionnelle. Ce n’est qu’à partir de telle données, palpables et cristallisées, que l’on pourrait mettre sur pied un système musical propre à notre patrimoine pour en dégager les règles et théories intrinsèques particulières qui constitueront les bases spécifiques les plus solides, concrètes et durables pour l’enseignement, l’amélioration, la correction et la préservation véritable de ce patrimoine. Encore une fois, et sans la moindre exagération, je pense sincèrement que sans une systématisation et une transcription appropriée, cette musique est vouée à une dénaturation irréversible et une déperdition fatale.
Ayant été le seul véhicule, et l’unique moyen d’enseignement à notre disposition, que nous avons tous connu, et qui est toujours pratiqué de nos jours, la méthode empirique traditionnelle de nos grands-parents a fait son devoir pendant des siècles et a, sans aucun doute, accompli sa mission. Nous en sommes tous grandement reconnaissant et nous la remercions du plus profond de nos cœurs. Cependant, il est indéniable que cette méthode orale traditionnelle a également prouvé, au cours des siècles, que la corrosion du temps et la déperdition fatalement inévitable, faisaient partie intégrale de cette méthode artisanale archaïque. Quand on affirme qu’il y avait vingt quatre modes à l’origine, en réalisant qu’il n’en reste que douze, ce fait à lui seul n’est-il pas une preuve suffisante prouvant que quelque chose ne fonctionne pas comme il se doit ?
L’une des raisons fondamentales derrière les faiblesses techniques de plusieurs musiciens et formations de notre pays est due à ce souci constant et à cette angoisse persistante de la possibilité de pouvoir oublier ce que l’on a appris, obligeant souvent ces musiciens à répéter de façon perpétuelle et machinale surtout, sans pour autant leur permettre de concentrer leurs efforts sur la technique instrumentale, l’expressivité de la mélodie ou l’exactitude et la justesse de leurs notes. Ils sont devenus, en quelque sorte, de véritables esclaves de ce besoin constant de remémorer ce patrimoine fastidieux, avec la hantise du risque fatal de pouvoir l’oublier. Il est grand temps de sortir de ce style d’école primaire d’apprentissage des tables de multiplication, nous rappelant aussi les méthodes archaïques de l’ancienne école coranique du quartier. Mémoriser est sans aucun doute une chose merveilleuse, mais lire, analyser le contenu et comprendre les subtilités de ce que l’on a pu mémoriser est indiscutablement supérieur.
Quel est le remède à une telle maladie affligeant notre musique et nos musiciens ? Je crois qu’à ce point on pourrait facilement lire mes pensées: la transcription de cette musique !
Un autre argument légitime entretenu par certains de nos musiciens est le fait que notre musique suit une ligne mélodique particulière, mais que l’artiste a toute la liberté de broder et d’introduire des joliesses personnelles qui font que chaque musicien puisse prouver sa compétence, sa créativité, démontrer son talent propre et donner à cette musique un cachet tout à fait personnel. Ce phénomène est similaire au Jazz où l’improvisation occupe une place prépondérante, donnant une personnalité particulière à chaque interprétation et à chaque musicien.
Sur cet aspect, on ne peut s’empêcher de se poser des questions certainement importantes à considérer. Etant donné que notre musique traditionnelle est constituée d’une ligne mélodique générale dont l’interprétation est sujette à des variations individuelles, que devrait-on transcrire ? Faudrait-il uniquement écrire cette ligne mélodique de base et laisser la liberté de broderie de fioritures et d’improvisation sous la responsabilité de l’interprète ? Faudrait-il fixer par la transcription ce genre de joliesses pour qu’elles fassent partie intégrale de cette écriture musicale ? Si c’est le cas, quel genre et quel style devrait-on adopter ? Je crois que nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de végéter et attendre plus longuement, quelle que soit la méthode de transcription adoptée. Tout réajustement et raffinement ultérieur du style de transcription sont possible jusqu’à atteindre le degré de sophistication désirable. L’important est de commencer ce travail sans excuse et sans délai.
Comme on peut déjà le constater, la transcription constitue par elle-même un sujet de longues discussions avec les experts de notre patrimoine, pour déterminer une méthode de travail adéquate et trouver des formules appropriées à nos besoins. Une fois de plus, l’esprit d’équipe n’est pas un luxe mais une nécessité absolue.
Pour en revenir à l’écriture musicale, par contraste à la méthode orale traditionnelle, la transcription de notre musique, aussi primitive ou imparfaite soit-elle, permettrait sans aucun doute à nos musiciens de se libérer de cette angoisse compulsive constante de déperdition inévitable. Elle leur permettra aussi de voir les choses de façon beaucoup plus globale et d’avoir une meilleure perspective de cette science musicale. Même un canevas rudimentaire de transcription serait plus efficace et nettement supérieur à la méthode orale, pour donner des repères visibles au musicien qui éprouvera une énorme satisfaction à soulager ses neurones pour lui permettre de focaliser toute son attention sur les autres aspects importants de l’interprétation.
Cette transcription donnera également à nos musiciens l’opportunité de concentrer leurs efforts sur l’amélioration de la technique instrumentale, de pouvoir mieux accorder leurs instruments de façon appropriée, car à quelques rares exceptions, bien d’enregistrements disponibles sur le marché de nos jours, font subir au mélomane connaisseur un véritable test d’endurance pour leurs oreilles sensibles. Loin d’être un perfectionniste obsessionnel, je pense qu’il n’y a plus d’excuses pour la présence injustifiable de telles anomalies aussi élémentaires qu’on pourrait facilement éviter.
Je me demande parfois la raison pour laquelle, certains musiciens et amateurs intellectuels avertis, semblent fournir des efforts particuliers pour véritablement cultiver certaines faussetés techniques, rythmiques ou mélodiques, car, “ainsi-soit-il” c’est comme ça qu’ils ont appris. Ils n’hésitent pas également, avec de bonnes intentions d’ailleurs, de prêcher qu’il faudrait que nous suivions ces préceptes dogmatiques illusifs, de façon religieuse, immuable et sans discussion.
S’ils prenaient uniquement la peine de se référer aux sources véritables, aux anciennes bandes magnétiques et disques, bien que de qualité acoustique inacceptable de nos jours, ils s’apercevraient éventuellement que le contenu musical constitue une preuve flagrante de la fausse route artistique empruntée par un bon nombre de nos musiciens actuels. A mon avis, certains musiciens trouvent plus commode d’ignorer ce genre de problème, de peur de tout remettre en question sur la science qu’ils ont apprise, se mettant les doigts dans les oreilles pour éviter d’entendre le tonnerre de la réalité musicale. Comme disaient nos ancêtres, si on n’a pas de foin dans le ventre, il n’y a aucune raison d’avoir peur du feu.
Une fois de plus, la restauration véritable de notre patrimoine implique un retour aux sources les plus proches des maîtres véritables, et non pas de sources secondaires ou tertiaires, qui ne font qu’amplifier la confusion déjà présente dans l’esprit de nos jeunes musiciens. Il faudrait avoir l’intégrité intellectuelle et le courage de tout remettre en cause pour évaluer la solidité de nos connaissances. Notre égoïsme et notre amour propre devraient laisser place à notre objectivité et honnêteté pour affronter la vérité de nouveau. Il n’est nullement embarrassant ou honteux de réévaluer et faire le bilan de notre science dans le but de mieux la servir. Il est temps de se libérer et sortir de l’enclave de l’esprit bricoleur, pour faire les choses dans un style professionnel beaucoup plus approprié. La perte à jamais de l'authenticité de ce patrimoine est un danger réel qui subsiste toujours, et il sera certainement plus difficile de reconstruire ce patrimoine à partir des éléments et vestiges fragiles et vulnérables qui sont encore à notre disposition.
La morale de l’histoire est toute simple et facile à deviner: il faudrait absolument transcrire cette musique, coûte que coûte !!
14- Comment peut-on définir un Maître ou un Cheikh de nos jours ?
Comme je l’ai mentionné plus haut, la méthode orale de transmission, en combinaison avec des dons innés et motivation compulsive personnelle, était la seule forme académique pour la formation d’un Cheikh. Ce processus d’apprentissage long et laborieux est basé sur l’importance capitale de la relation maître-à-élève. La résultante est ce musicus perfectus (musicien parfait), qui est essentiellement un homme avec des aptitudes musicales remarquables: un compositeur doué de créativité, un instrumentiste virtuose, un chanteur talentueux avec une mémoire phénoménale, capable également de faire de la poésie avec aisance, et surtout un érudit de grande culture. Ces critères étaient généralement suffisants et acceptables pour la qualification de Cheikh, mais de nos jours les données ont changé et il faudrait revoir ce système d’évaluation qui a tendance à devenir de plus en plus indulgent et de moins en moins exigeant que dans le passé. Ce libertinage dans le qualificatif de Cheikh ou Maître semble dériver de notre besoin inconscient, ou volontaire parfois, de vouloir compenser pour nos insuffisances personnelles, pour essayer de combler le vide réel créé par la rareté ou l’inexistence de tels maîtres, ou tout simplement parfois, pour satisfaire nos besoins égocentriques individuels.
Parmi un grand nombre de musiciens actuels, le concept de “Maître” ou “Cheikh” de ce patrimoine, a été réduit à des dimensions beaucoup plus simplistiques, où le critère le plus important demeure celui de la mémorisation, allant jusqu’à négliger tous les autres aspects qualitatifs que nous venons d’énoncer. A présent, un “Cheikh” est défini comme une personne n’ayant plus besoin de se référer à ses livres ou documents durant ses performances, car ayant tout mémorisé. Basé uniquement sur la mémorisation sans même tenir compte de l’instrumentation et des autres critères importants, ce concept est non seulement dépassé, mais ridicule de notre temps. L’ancienne notion de “Insân Kâmil” (l’homme parfait), de même que les conjonctures socioculturelles, ont radicalement changé. Il n’y a rien d’embarrassant, de péjoratif ou honteux pour quiconque, même pour un professionnel chevronné, de se référer à ses notes personnelles ou à ses documents, lui permettant de se libérer de cette contrainte et acrobatie mentale pour concentrer son énergie sur la qualité de sa performance. Mémoriser est certainement une chose merveilleuse peut-être, mais c’est une science éphémère et vulnérable, tout simplement due à cette cause naturelle implacable, l’âge avancé, dont chacun de nous subira les conséquences inévitables, condamnant notre cerveau à rétrécir et à se ratatiner pour subir ce phénomène physiologique de l’oubli qui fait partie intégrale de notre nature humaine.
Dans ce même concept de “Maître” ou “Cheikh”, l’âge d’un individu n’a jamais été un critère de base pour définir la compétence particulière d’un musicien quelconque. Bien que parfois synonyme de l’expérience, l’âge chronologique n’a absolument rien à voir avec le degré d’expertise ou de connaissance. Les facultés d’apprentissage ou d’assimilation sont particulières à chaque individu, et varient de personne en personne. La connaissance et l’expertise n’ont jamais été des choses directement héréditaires, car bien de gens intelligents ont engendré des enfants inaptes à toute fonction intellectuelle, de même que l’inverse est totalement vrai aussi. Il n’y a aucun substitut à l’expérience directe et au processus d’apprentissage véritable. La phrase : “trente ans de service, toujours caporal”, prend toute sa signification dans ce contexte. Du point de vue scientifique ou culturel, le droit d’aînesse chronologique n’a aucune signification, et ne doit pas être confondu avec le droit de compétence et de la connaissance au sens stricte du mot. Le grand maître Mohammed Benchabane (Boudolfa, 1853-1914), nous donne un exemple documenté frappant de cette attitude. Celui-ci, en signe de reconnaissance à la compétence de son propre élève, le Cheikh Larbi BenSari, lui ordonna de prendre en charge son orchestre en sa présence. (Cette photo en 1904 montrant Cheikh Boudolfa secondant son propre élève Cheikh Larbi). N’est-ce pas là une preuve de bon sens, d’humilité et d’intégrité intellectuelle de ce grand maître ?
Nous n’avons pas encore à notre disposition un système d’évaluation quelconque pour nous permettre de mesurer le niveau de connaissance et de compétence de nos musiciens actuels. N’ayant pas beaucoup de choix, le seul moyen entre nos mains est cette notion subjective et notre confiance aveugle dans les musiciens de nos jours qui sont devenu les seules autorités tranchantes pour cette question. A cause du bouleversement des conjonctures socioculturelles, la définition réelle d’un Cheikh n’est plus aussi simple qu’elle ne l’était durant les générations précédentes, car les grands connaisseurs et mélomanes avertis ne s’expriment plus, ou ont disparu, et que nos bonnes manières nous empêchent aussi d’appeler un chat, un chat. Il est temps de clarifier les choses et d’essayer d’arriver à un consensus rationnel, et de mettre en place un système beaucoup plus objectif d’évaluation des connaissances de ce patrimoine musical, pour pouvoir dispenser à nos enfants un enseignement solide par des enseignants à la hauteur de leur tâche.
A ce point, nous touchons du doigt l’importance capitale de recenser tous les éléments existants de notre musique, et de nouveau aussi, constater la nécessité absolue de transcrire cette musique, pour établir un standard logique et rationnel d’évaluation de cette science musicale, qui nous permettra de mesurer le degré de connaissance d’un musicien quelconque en fonction d’une échelle de mesure beaucoup plus objective, scientifique et palpable. L’absence d’une telle mesure nous exposera au danger de la subjectivité, et l’absence de nos aînés mélomanes crée des conditions favorables pour l’opportunisme de faux prophètes inconscients ou avec un agenda personnel, qui risquent de tromper un public indulgent non -averti, et nous diriger vers des directions totalement opposées à l’intérêt primordial de préservation de l’intégrité de ce patrimoine musical.
15- Quel peut être le rôle de l’état ?
Cette question est très vaste, car rien ne peut se résoudre de manière isolée, sans considérer une vue globale des choses. Il est difficile de ne pas se rappeler cette phrase mémorable de l’ancien président américain John F. Kennedy: “Ask not what your country can do for you, but ask what you can do for your country” autrement dit, “Ne demandez point ce que votre patrie peut faire pour vous, mais demandez vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre patrie”. C’est une leçon magistrale universelle du sens du devoir, de civisme et de patriotisme, s’appliquant à toute communauté et de tous les temps.
Le rôle important des autorités culturelles de notre pays devrait être envisagé sous plusieurs perspectives. Le rôle essentiel est de faciliter la tâche aux institutions culturelles de valeur existantes, qui constituent déjà une force motrice humaine considérable déjà en place et fonctionnelle, que nos autorités culturelles devraient utiliser de façon intelligente, en leur procurant les moyens de base nécessaires à leur fonctionnement optimal.
Nous réalisons sans aucun doute que plusieurs de nos hauts responsables actuels sont de notre âge, ayant parfois partagés les mêmes bancs de l’école. Soyons indulgents et réalistes pour ne pas leur demander de faire des miracles, car ils ont autant besoin de notre aide que nous avons besoin d’eux. Si nous avons le privilège de confronter quotidiennement et de façon directe les obligations et devoirs immédiats de notre communauté culturelle, ils sont de leur part, sous l’obligation de nous écouter attentivement et de prendre en considération les besoins réels de leurs collègues et de leur communauté qu’ils ont le privilège de représenter. Nous ne sommes plus des enfants de chœur et nous ne devons accepter aucune attitude paternaliste quelconque. Nos diplômes ou qualifications administratives quelconques ne nous donnent aucun privilège d’avoir une perspective erronée pour voir les choses sur un piédestal ni de nous permettre un complexe de supériorité injustifié. Gardons tous les pieds sur terre, et ouvrons nos yeux bien grands pour voir les choses telles qu’elles se présentent de façon rationnelle et réaliste. Ne demandons pas l’impossible à nos hauts responsables, mais n’ayons pas froid aux yeux pour les responsabiliser devant leurs obligations et devoirs envers notre communauté qu’ils ont l’honneur et le privilège de représenter.
Financement et subventions
Que ce soit pour notre propre pays ou pour les pays les plus avantagés de notre planète, le problème crucial commun qui se présente à tous est celui du financement. Ce facteur limitant est un véritable fléau et une sorte d’handicape universel, paralysant toute entreprise culturelle ou communautaire quelconque.
Je suis avant tout pour une assistance raisonnable et intelligente non seulement par l’état, mais beaucoup plus par la communauté elle-même, car elle constitue en fait un investissement de valeur inestimable dans le bien-être culturel et l’émancipation de ses propres enfants et petits enfants. La philanthropie et la générosité individuelle ou collective sont des qualités qui ont un rôle prépondérant à jouer dans la construction collective de notre communauté. Il n’y a rien de honteux à réapprendre des pays développés ces qualités humaines et ces principes élémentaires du civisme qui étaient les nôtres auparavant, et que nos ancêtres leur avaient appris mais que nous avons vite oublié.
Le quota des subventions devrait être déterminé et réajusté aux besoins spécifiques, en fonction des performances, du sérieux et des résultats du travail par chacune des associations culturelles de notre pays. Notre communauté devrait elle-même être directement en mesure de demander des comptes à tout moment, non seulement pour s’assurer que son aide financière et morale joue le rôle qu’il lui a été attribué en premier lieu, mais aussi, pour être prête à suggérer d’autres alternatives pour réajuster son niveau de participation et son devoir si besoin en est, dans l’association culturelle en question.
Rien de plus facile que prétendre créer une association culturelle pour quémander une aide financière qui servirait à des buts bien différents de ceux pour lesquels elle a été délivrée, par le même biais aussi, diminuant le quota déjà maigre pour celles qui en ont réellement grand besoin. Bien d’associations “culturelles” devenaient surtout endroit où l’activité majeure était réduite à venir confronter des adversaires en belote, domino, échecs et autres jeux mondains. Ces acrobaties mentales ont certainement leur place dans notre environnement en guise d’oxygénation et de détente de l’esprit, et ont également un rôle thérapeutique pour dissiper la fatigue physique ou mentale des préoccupations professionnelles quotidiennes. Un certain degré d’harmonie est nécessaire, où les besoins de l’un ne devraient nullement asphyxier les aspirations de l’autre, sans négliger la mission culturelle et éducative de cette association, car nos enfants s’y trouvent pour apprendre et se préparer à leur vie d’adultes.
Le sens de responsabilité
Un système continu de supervision et d’évaluation des besoins serait sans doute nécessaire. Les accomplissements de chaque association devraient être évalués par une équipe compétente exemplaire, formée de plusieurs spécialistes versés dans la matière, choisis par la communauté culturelle locale beaucoup plus proche et plus sensible aux exigences et besoins de ces associations culturelles, puisque leurs propres enfants en font partie.
A l’autre opposé, comme il a souvent été le cas, il serait ridicule de nos jours de responsabiliser un bureaucrate sans aucune inclination culturelle quelconque, pour venir, à la Picasso, par quelques coups de crayons maladroits, ou par une sorte de vision prophétique, déterminer les besoins d’une association dont il ne connaît même pas les objectifs, les besoins et buts réels de sa création. Nous devrions tous prendre nos responsabilités au sérieux, et avoir l’intégrité intellectuelle, l’audace et le courage de faire face aux incapables et aux parasites pour les écarter du chemin de l’accomplissement et du progrès de notre nation dans tous ses volets culturels caractéristiques de chacune des différentes entités ethniques dans les différentes régions et de notre pays.
D’autre part, il faudrait tout de même nous réveiller pour sortir de cet état de stupeur dont nous sommes affligés, et nous débarrasser de cette mentalité d’assistés que nous a légué le système colonialiste, et bien plus tard par notre propre système. Un orgueil mal placé et l’illusion de réussite incontestable qu’on a essayé de nous donner pendant plusieurs années n’ont plus de place dans une ère où l’information électronique du monde est à la portée de n’importe quel individu. Il serait ridicule de prétendre à la perfection quand on sait que parfois il était honteux de connaître la vérité. Bien que je ne sois pas politicien, il est indéniable que bien de fausses routes logistiques furent entreprises dans notre pays, et j'espère qu’en forgeant nous sommes devenus forgerons, et que nous sommes en mesure d’éviter de commettre ces mêmes erreurs. La leçon apprise de telles circonstances nous a coûté très cher, et nous continuons à payer le prix exorbitant de nos erreurs.
Rôle de notre communauté
Nous devrions peut-être utiliser un peu plus notre intelligence, pour ne pas réinventer l’eau chaude, et nous inspirer un peu des bonnes idées et concepts de qualité autour de nous, pour réactiver ou ressusciter l’esprit communautaire et le sens du civisme. Nous avons beaucoup à réapprendre puisque nous avons rapidement oublié ces préceptes inhérents à notre propre culture et à la civilisation de nos ancêtres. Cette attitude éclairée serait sans aucun doute profitable, à tous les niveaux des besoins de notre pays, pour faciliter et encourager la participation directe de notre communauté dans la construction de nos institutions, pour lui faire sentir de façon palpable qu’elle est à la base même de l’édification de notre nation et responsable de son image sur la scène du monde.
Ne serait-il pas intéressant de remettre en valeur et d’élargir le concept de “habous” au-delà de sa signification exclusivement spirituelle. Ceci permettra à bien de personnes de participer sous quelque forme que ce soit, au bénéfice de notre communauté, non pas uniquement pour des raisons religieuses nécessaires pour harmoniser nos besoins spirituels, mais aussi pour répondre aux besoins vitaux immédiats de notre communauté. Construire des hôpitaux modernes, des hospices pour nourrir et abriter les nécessiteux, des institutions éducatives culturelles dont notre énorme jeune population a grandement besoin, retaper les constructions délabrées, améliorer l’environnement, embellir nos villes, seraient probablement des projets à considérer sérieusement. Ils permettront par le même biais d’absorber considérablement le manque d’emploi dans notre pays, et motiver notre jeunesse pour une meilleure image d’eux-mêmes, car leur bonheur réel ne se trouve pas dans ce que la parabole de Hollywood, d'Europe et ce que les navets égyptiens ou autres veulent leur inculquer. La vie réelle dans ces pays est bien plus ingrate et tout à fait différente de cette propagande cinématographique idéaliste. Le bonheur réel pour nos enfants se trouve en fait chez eux, dans notre pays qui n’attend que nos efforts individuels et collectifs surtout, pour briller de nouveau avec vigueur et bonne santé. Nous ne manquons pas de cerveaux mais nous avons une grande pénurie chronique d’idées collectives, du concept de communauté, et du sens du civisme qui ont pratiquement disparu du dictionnaire de notre pays, bien que ces qualités étaient des références de marque pour tout algérien pendant des siècles, jusqu’à notre libération du colonialisme. Ce qu’il en est devenu n’est pas aussi simple à expliquer.
On a rien pour rien dans ce monde, et il faudrait peut-être penser à motiver le nombre restreint de nos bons gens et philanthropes, en déduisant ces donations de leurs impôts par exemple, comme cela se fait dans tous les pays développés, puisque cela constitue un investissement et une réinjection revigorante directe au niveau de notre communauté et de son environnement. Bien qu’il puisse sembler que je me suis éloigné du sujet de notre discussion et prêcher ou dériver sur une autre science, ce genre de réflexion est a mon avis à la portée de tout individu logique ayant le sens des choses. Je pense sincèrement qu’on ne peut concevoir améliorer une des facettes de notre riche culture en négligeant ou omettant de prendre en considération tous les autres éléments nécessaires et indispensables au développement harmonieux de notre nation.
Conduite à tenir
En tant que communauté culturelle, notre élite intellectuelle devrait donner l’exemple du sens de responsabilité envers les besoins de notre pays et de notre communauté, en participant tous beaucoup plus étroitement et activement, d’une façon plus harmonieuse avec toute institution culturelle, consciente de son rôle édificateur pour le bien-être de nos enfants et de notre patrie. Aussi modeste soit-elle, la participation individuelle ou collective serait sans aucun doute la voie de la raison pour bâtir un avenir serein et équilibré. Montrons aux yeux du monde que nous ne sommes pas des “lobotomisés” (comme l’ont affirmé nos colonisateurs: J. Rouanet), et que nous sommes parfaitement capables d’assumer nos responsabilités dans l’édification réelle de bases solides pour la construction de notre pays dans tous ses aspects socio-économiques et culturels. N’oublions pas que nos propres enfants nous évalueront et nous jugeront demain sur le travail que nous fournissons aujourd’hui pour ériger l’édifice que nous voudrions leur léguer.
Une autre tâche souhaitable de nos autorités culturelles, serait d’éviter de décréter à coups de crayon une responsabilité quelconque pour une personne choisie de façon arbitraire, pour des raisons défiant parfois toute raison et toute logique. Il faudrait plutôt recourir à la sagesse de choisir la ou les personnes, issues des communautés respectives, jugées unanimement représentatives et appropriées aux besoins de leurs aspirations culturelles ou sociologiques. Loin de vouloir faire de la phraséologie, l’idée essentielle pour moi est le fait que c’est la base qui devrait instruire ce “sommet” souvent flottant dans les hautes sphères de la béatitude, s’abritant derrière des formalités bureaucratiques archaïques inadaptées aux besoins immédiats et lointains de notre communauté. Nos hauts responsables devraient corriger leur myopie intellectuelle, en bypassant les rouages d’une bureaucratie injustifiable utilisée comme un véritable bouclier, pour se mettre au diapason et au niveau d’écoute directe de ces associations culturelles. Ces associations devraient non seulement recenser et faire un rapport de leurs problèmes, mais plus important, elles devraient suggérer leur point de vue et faire-part de l’éventuelle solution qu’elles entrevoient de leur propre perspective. Cette vue collective serait ensuite analysée dans toute son étendu, et prise sérieusement en considération dans les mesures adoptées pour répondre aux besoins individuels de chacune de ces associations culturelles. Je crois qu’il n’y a rien de plus simple qu’une approche rationnelle et scientifique à toute difficulté potentielle, car disséquer les problèmes à leur niveau élémentaire, ne pourrait que mieux nous aider à voir et envisager une solution globale, ou si besoin en est, de manière spécifique à chacun de ces symptômes.
Rôle des mass media
Un autre point d’extrême importance est l’utilisation judicieuse et intelligente des mass media à notre disposition, pour informer et éduquer notre communauté. Spécialiser les tâches des responsables de la programmation, et comme nous l’avons mentionné plus haut, choisir les individus les plus compétents et représentatifs de chacune des multiples tendances culturelles différentes, constituant une richesse inestimable de notre environnement national, et leur attribuer une durée conséquente et périodique régulière.
Nos programmateurs devraient avoir un peu plus de respect et de scrupules pour ne plus considérer ce public comme des tarés ou de mentalité infantile, car ils sont en train d’inclure leurs proches et leurs propres enfants. Il faudrait rehausser le niveau de performance, éviter de se cacher derrière de faux scrupules pour se débarrasser de ces gens qui ont de bonnes intentions, mais sont incompétents et totalement inadaptés aux besoins véritables de notre communauté. Il faudrait abandonner ces navets égyptiens, hindous ou autres, pour donner l’opportunité à notre propre culture de se développer et s’imposer par ses qualités et ses richesses indiscutables. Nous ne manquons ni de cerveaux ni d’imagination, mais il semble que nous avons dépensé de gros efforts à cultiver le ridicule à l’image de l’incompétence et de la sous exploitation de nos ressources, freinant de façon dramatique l’épanouissement de nos enfants et de notre communauté.
Il faudrait intéresser le public, rehausser son self-estime, éviter de le surdoser de sujets étrangers à notre culture et à nos traditions nationales. Pour motiver ce public, il faudrait par contre l’exposer beaucoup plus à ces chercheurs, ces philanthropes et ces hommes de science internationaux qui n’hésitent pas à mettre leur propre vie en danger devant le péril de leurs missions, au service de la connaissance et du désir d’éduquer tout l’univers. La culture est un phénomène universel dépassant toute conception politique, défiant toute restriction et n’a point besoin de visa pour se propager dans tous les coins du monde.
Chaque groupement ethnique, de chacune des régions de notre pays, devrait être fier de faire partie de notre culture kaléidoscopique, et nous devrions être en mesure de cultiver le meilleur de nous même pour nous enrichir mutuellement. Il faut avoir l’audace de tout essayer et d’expérimenter avec toute activité culturelle que notre communauté puisse offrir, puis laisser les choses prendre leur cours naturel. La nature prend soin d’elle-même: les bonnes choses survivront, tandis que la médiocrité disparaîtra par un processus naturel d’élimination. Si nos programmateurs veulent prendre leur tâche au sérieux, ils n’ont qu’à jauger leur public, et prendre la température des besoins et désirs de notre communauté, afin de réajuster leurs obligations envers leurs propres enfants.
Faire des tables rondes culturelles courtes et captivantes à la télévision et à la radio pour les utiliser comme moyen éducatif. Éviter des cours académiques rébarbatifs, qui ne satisferont que ceux qui sont derrière les microphones. Éduquer les jeunes sans oublier nos adultes qui ont parfois grandement besoin d’être éduqués eux mêmes, pour les aider à accomplir leur rôle constructif pour leur propre famille et leur patrie. Comme nous l’avons énoncé plus haut, l’âge d’un individu n’a rien à voir avec sa maturité et son aptitude à répondre à ses besoins propres ou à ceux de son entourage, et nous avons tous à apprendre jusqu’à nos derniers jours.
Motiver nos associations culturelles.
Il faudrait se rappeler qu’un stimulus constant est nécessaire à la survie de telles institutions. Celles-ci seraient d’autant plus motivées et encouragées à travailler et fournir le meilleur d’elles-mêmes, si leurs efforts étaient mis à l’épreuve par des festivals nationaux, par la multiplicité des rencontres avec d’autres régions et d’autres pays, et représentant également notre pays dans des rencontres culturelles internationales. Il faudrait créer des conditions favorables pour permettre un contact régulier et permanent entre les différentes associations culturelles pour stimuler l’esprit de compétition et élever le niveau de conscience et de performance.
Il est impératif aussi de compenser émotionnellement et surtout financièrement les efforts et sacrifices de toute une vie des derniers maîtres de cet art pour les encourager à nous transmettre tout ce qu’ils ont pu mémoriser. Un quota raisonnable doit être déterminé avec sagesse en évitant les excès ou l’arrogance de l’esprit mercantile de certains de nos musiciens connus actuels et prétendus qui veulent en faire une opération lucrative insensée.
Il y a encore beaucoup à dire là-dessus mais je m’arrêterais là pour le moment.
16- Tu as donné des concerts et des causeries aux USA. Quel est l’impact de ce travail ?
Ayant eu l’opportunité de donner plusieurs conférences sur la culture et musique de notre pays, m’a permis d’apprécier l’intérêt qu’elle suscite au niveau de l’audience internationale, et plus particulièrement sur nos propres ressortissants qui n’ont pas eu la chance d’être exposés à cette facette particulière de leur propre culture. J’ai été agréablement surpris par un auditoire grandement réceptif et appréciant sans aucun doute la valeur culturelle d’un patrimoine aussi grandiose. Malgré l’absence d’un ensemble représentatif, où mon luth et moi étions seuls à nous exprimer, je pense que ce public a eu une idée assez précise sur les structures de notre musique classique et sur l’importance historique que ce patrimoine représente dans le contexte de la civilisation arabo-islamique.
La plupart étaient curieux d’en savoir beaucoup plus et me demandaient toujours s’il était possible de trouver une documentation et des enregistrements à ce propos. J’avoue qu’il était embarrassant de leur faire part du manque substantiel d’une telle littérature ou du manque de disponibilité d’enregistrements appropriés. Il y a tout de même lieu de remercier tous les efforts accomplis de nos jours par de nombreuses associations culturelles qui ont enregistré un bon nombre de disques compact de qualité réalisés dernièrement. Il faudrait multiplier ces efforts au niveau de toutes les expressions musicales de notre pays. Voici un sommaire de quelques activités personnelles :
Mexique:
- conférences et concerts au Conservatoire de Musique et à la Maison de la Culture de Guadelajara au Mexique au cours de la coupe mondiale de Football 1984.
Etats Unis d'Amérique :
- Boston University, Massachussetts: Concert de Musique traditionnelle 1981.
- Nations Unies, New York: Journée de l'Algérie 1er Novembre 1983
- Smithsonian Institute, Washington D.C. : Semaine culturelle de l'Algérie.
Conférence sur la Musique Andalouse par Dr. Elias Zerhouni.
Concert éducatif par Dr. Yahia Ghoul.
- NewYork , 1er Novembre 1992
Conférence: Les origines de la Musique Andalouse.
Concert en présence de la troupe Abdelmajid Meskoud (Chaâbî).
- San Mateo, Californie: Interview et Concert à la radio KCSN 23 Juillet 1993.
- Stanford, Californie: 24 Juillet 1993
Conférence: Histoire et Structure de la Musique Andalouse.
Concert éducatif: Anatomie d'une Nûba Classique.
- NewYork, le 30 Octobre 1993
Participation avec Hadj Tahar Fergani et sa troupe (Mâlûf)
- Washington, D.C.: 25 et 27 Février 1994 (Ramadhan)
Conférence pour les Ambassadeurs du monde:
- Histoire et Structure de la Musique Andalouse
- Boston : Fête du 1er Novembre 1995
- Conférence : les origines de la Musique Andalouse.
- Concert de hawzi et de musique classique andalouse.
Je crois qu’il y a lieu de mentionner que notre musique commence à avoir un impact particulier sur les musicologues américains, puisque l’institut d’ethnomusicologie de Santa Barbara (Californie) avait donné un concert de musique par des élèves américains exécutant une nûba Zîdân de l’école de Tlemcen. J’ai également été sollicité par une personne intéressante, Nancy Elizabeth Currey, qui est sur le point de finir sa thèse sur notre musique andalouse, pour son Doctorat en ethnomusicologie, à qui j’avais communiqué tout ce je pouvais savoir sur ce patrimoine. Il y a encore énormément à faire et je suis sûr qu’avec un travail sérieux de notre part, un impact beaucoup plus important serait réalisable dans le future pour donner à notre patrimoine musical sa dimension réelle sur la scène du monde culturel.
17- J’ai appris que tu prépares un ouvrage sur la musique classique. Qu’en est-il exactement ?
Après avoir accumulé des connaissances pendant plusieurs années, assimilé et digéré un volume appréciable de ce patrimoine musical, j’ai ressenti la nécessité de mettre de l’ordre dans mes idées pour pouvoir intégrer cette science musicale de façon méthodique afin de la mettre à la portée des mélomanes, et plus particulièrement à la portée de nos enseignants. Ce complément d'information nécessaire que je souhaiterais délivrer, permettra d’une part, à nos amateurs et néophytes d’avoir une perspective nouvelle, puis d’autre part à nos musiciens chevronnés de consolider une science musicale parfois hésitante, car la musique est un art merveilleux où même les professionnels les plus endurcis, trouvent à tout âge des émotions neuves, des sujets d'étonnement et des raisons d'apprendre.
J’espère finaliser prochainement cette étude sur la musique andalouse, qui s’adresse plus particulièrement à l’une des plus vieilles écoles du pays, celle de l’ancienne capitale des Zianides, Tlemcen. L’unique raison pour cette exclusivité est tout simplement due aux limitations de mon expertise dans les autres écoles de Constantine et d’Alger. Si un tel travail s’avérait utile à nos musiciens, et que les circonstances me le permettent, je me pencherais certainement sur ces autres écoles (chose déjà commencée à titre personnel) en approfondissant mes connaissances auprès des experts respectifs de ces autres expressions de notre patrimoine culturel commun.
18- Y-a-t-il une relation entre ton statut de musicien et celui de Cardiologue ?
Rien d’antagonisant dans les deux fonctions à mon sens. L’une s’adresse à la mécanique cardiaque et à sa physiologie, tandis que l’autre à la dimension plutôt émotionnelle attribuée de tout temps à cet organe précieux de l’être humain. Ce multitasking ou pluralité des connaissances, n’a jamais été un aspect étranger à la culture de nos ancêtres, ni à celle de notre environnement culturel actuel. Etre un scientifique n’a jamais été en conflit particulier avec les compétences d’un bon cuisinier.
Il est vrai que cette question m’a souvent été adressée par de nombreux auditeurs au cours de mes conférences sur notre patrimoine culturel. Aussi simple qu’elle soit à mon point de vue, elle semble susciter un intérêt particulier pour certains. Ma carrière médicale, bien qu’accaparante par elle-même, ne m’a jamais empêché de maintenir mes relations avec mes sources d’origine. N’ayant nullement rompu avec mon violon d’Ingres, chaque fois que les conditions me le permettaient, je me suis concentré à mettre de l’ordre dans mes idées, pour intégrer la quantité appréciable de connaissances accumulées au cours de mon apprentissage, pour analyser objectivement et avoir une meilleure perspective de cette science musicale.
19- Des concerts sont donnés aux USA par de nombreux chantres algériens. Ton avis sur ces initiatives.
Excellente initiative! Félicitations pour les organisateurs philanthropes qui ont pris la peine et fourni les efforts incommensurables pour organiser de telles rencontres. Il est absolument revigorant de se retremper dans ses propres racines et dans l’ambiance nostalgique de notre terroir. C’est aussi une occasion de se rencontrer et de partager quelques moments joyeux ensemble, dans cette société où nos ressortissants algériens sont saisis et perdus dans l’engrenage inévitable de leur vie professionnelle, où il n’est même plus possible de dire bonjour à son propre voisin.
Nous avons tous eu le bonheur de rencontrer et le plaisir d’apprécier plusieurs de nos musiciens et artistes. Je profite de ce moment pour leur adresser mes sincères félicitations pour leurs performances à la hauteur de leur noble tâche, qui ont tous éveiller en nous des sentiments de joie, ébranler nos cœurs qui ont versé des larmes de nostalgie pour notre pays et son environnement culturel. Cela m’a permis de découvrir le talentueux poète et chanteur Abdelmajid Meskoud, de renouer mon amitié avec le maître de l’école de Constantine, Hadj Tahar Fergani et me rappeler d’anciens souvenirs avec mon ami Nouri Kouffi. J’étais vraiment désolé de n’avoir pu rencontrer Mohammed Khaznadji, un des derniers grands maîtres de l’école d’Alger. Je tiens à remercier tous leurs musiciens un à un pour leur amitié, leur talent et leurs efforts personnels dans leur noble tâche de préservation de notre patrimoine musical.
Ils sont aussi à féliciter grandement surtout pour leur compréhension totale et indulgence envers les insuffisances et les circonstances difficiles qu’ils aient pu rencontrer. Ils ont vite réalisé que nos associations algériennes en étaient encore à leur tout début, et parfois n’étaient pas en mesure de répondre aux exigences des circonstances, mais je suis sûr qu’avec un peu de temps et de bonne volonté de chacun, les choses s’amélioreront sans aucun doute pour rendre leur performance et leur séjour beaucoup plus agréables.
20- Que pense-tu du rôle des associations algéro-américaines dans la promotion de notre culture ?
D’une importance cruciale et bénéfique si la majorité de nos ressortissants assument leurs responsabilités et que les instances culturelles notre pays puisse jouer leur part dans l’équation, pour faciliter les échanges, sans devenir une lourde charge de part ou d’autre.
Pour commenter cette question, j’ai pris l’initiative de contacter certains de mes amis sur le terrain, pour avoir une idée plus précise de la situation actuelle, car il est très difficile de pouvoir faire le point sans recours à des données beaucoup plus réalistes. C’est un sujet très intéressant qui demanderait une attention toute particulière. Il devrait faire l’objet d’une recherche approfondie et interview avec un bon nombre de nos ressortissants qui pourraient beaucoup mieux nous éclaircir sur leurs objectifs et le potentiel de leur rôle positif pour la promotion éventuelle de notre culture. Il serait plus sage de consacrer une attention particulière aux problèmes rencontrés par ces associations, pour mieux les étudier et être en mesure de déterminer des solutions acceptables. Ne représentant que ma propre personne, je me permettrai toutefois de formuler quelques opinions personnelles sur ma propre perception du rôle culturel potentiel de nos ressortissants.
La situation générale des associations algéro-américaine locales me rappelle manière frappante la création de nos propres associations culturelles en Algérie, car elles partagent et rencontrent des problèmes identiques. Elles sont pratiquement encore au stade des balbutiements primaires et sont encore en train de se chercher, tâtonner parfois, mais souvent bien intentionnées. Rien ne peut se faire d’un coup de baguette magique, et il y a encore du chemin à entreprendre pour un épanouissement réel de ces associations, afin qu’elles puissent remplir leur rôle véritable dans la promotion de leur culture d’origine. Il est indéniable que les quelques rares organisateurs ont énormément de mérite vu les conditions difficiles certaines qu’ils doivent affronter. Des barrières socio-psychologiques sérieuses et des conflits intellectuels profonds empêchent toute émulation de ce genre d’association, et freinent souvent la possibilité d’utiliser de façon efficace tout le potentiel existant dans ce pays pour accomplir leur mission culturelle et communautaire.
La plupart des événements et festivités ont été organisés dans un cadre particulier de fêtes nationales ou religieuses, nous procurant sans aucun doute le sentiment d’être fiers de notre culture et d’appartenir à notre mère patrie. Ce sont des manifestations souvent entreprises à court terme, ayant pour conséquence directe un manque de préparation adéquate pour un déroulement dans des conditions optimales pour les maigres budgets de ces différentes associations. L’absence de planification à long terme constitue une source de problèmes, qui devraient faire l’objet des préoccupations sérieuses pour nos ressortissants algériens, pour leur permettre peut-être d’utiliser leurs budgets limités de façon plus efficace pour leurs besoins, et pour mieux prendre soin de nos musiciens et artistes venus de si loin.
La majorité inactive ne semble pas manquer de vocabulaire et n’hésite point à être exigeante de ce petit noyau de philanthropes qui sacrifient leur temps et prennent volontairement l’effort de faire quelque chose au bénéfice de leur communauté. C’est une impression de déjà-vu qui nous est tous tellement familière: un petit noyau conscient et actif, contrastant avec une majorité passive mais bruyante et exigeante, sans pour autant lever le petit doigt pour aider d’une façon ou d’une autre. Ce sont des mœurs archaïques tellement familières qu’il faudrait revoir de plus près et remettre en question, en se rappelant aussi que les absents ont toujours tord.
Il est très important de rehausser le niveau de conscience et d’élever le niveau de participation de notre communauté pour aller au-delà de la conception erronée que ces rencontres se limitent uniquement à des satisfactions gastronomiques ou audiovisuelles, mais qu’il y a bien plus de substance que juste avoir du bon temps. Il est indispensable de ne pas négliger nos devoirs pour le bien de notre communauté immédiate, car nous avons tous besoin l’un de l’autre, et que personne n’est à l’abris du besoin ou immunisé contre une urgence personnelle quelconque. Il existe des cas sociaux qui se sont déjà présentés à nos ressortissants qui ont répondu sans hésitation, malgré les insuffisances réelles, démontrant une fois de plus qu’avec de la volonté on peut vaincre bien d’obstacles paraissant insurmontables à première vue.
Nous avons encore du chemin à parcourir pour vaincre ces idiosyncrasies individuelles et arriver à conjuguer nos efforts sur les aspects positifs de notre communauté. Il est encore difficile pour certains de se débarrasser de concepts archaïques dépassés qui font inconsciemment partie de nous, puisqu’ils se manifestent perceptiblement dans notre comportement, par un manque de cohésion appréciable, et par une pénurie d’idées collectives. Il faudrait établir une plate-forme commune harmonieuse et planifier à long terme pour des activités culturelles plus élargies, où la présence de la musique serait souhaitable à chaque instance, devant faire partie intégrale de toute manifestation culturelle: peinture, littérature, poésie, philosophie, religion, danses, folklore et tous les aspect riches de notre culture, ou de la culture du milieu dans lequel ils évoluent.
Le côté intellectuel de cette diaspora importante, semble parfois constituer une source de problèmes, amplifiant de façon exagérée cette crise d’identité que traverse un grand nombre de nos ressortissants, qui se trouvent mal à l’aise et en conflit avec leurs origines immédiates, oubliant l’universalité de leur origine commune, notre chère patrie, l’Algérie. C’est en fait un bon milieu où il serait intéressant de faire une sorte d’étude analytique, digne d’un Ibn Khaldûn, sur le profile psycho-sociologique, pour analyser, comprendre et éclaircir les conflits intellectuels réels, afin d’aider éventuellement nos ressortissants à mettre de l’ordre dans leurs idées pour surmonter cette crise d’identité aiguë qui semble freiner ou même paralyser toute entreprise collective.
Tant qu’il n’existe pas de plate-forme harmonieuse et un esprit d’équipe sain au niveau de nos ressortissants nationaux aux USA, je crois qu’il ne serait pas difficile de prédire les résultats. Le manque de maturité insoupçonné de cette diaspora, oblige la plupart à vivre dans une espèce de “guetto intellectuel”, s’efforçant inconsciemment de mimiquer, de façon relative, cette attitude insulaire d’une grande partie de nos immigrants en Europe. Ils devraient éviter d’adopter une attitude négative similaire, ou commettre la même grave erreur de ne pas vouloir s’intégrer à leur environnement socioculturel, les condamnant à devenir des marginaux dans la société dans laquelle ils évoluent, ayant pour conséquence directe des retentissements négatifs sérieux sur eux mêmes, leurs enfants, et surtout devenir totalement inutiles ou insignifiants pour eux mêmes, leur entourage et ultimement leurs familles et nation d’origine.
En résumé, le rôle du mouvement associatif dans notre pays, dont nous avons parlé plus haut, s’appliquerait à la lettre au niveau de ces associations algéro-américaines ou autres nationalités dans d’autres pays, pour accomplir des buts similaires. Il faudrait se rappeler qu’une hirondelle ne peut faire le printemps, et que la notion d’équipe est encore une fois de plus une nécessité absolue pour obtenir des résultats appréciables. Même au risque de me répéter de façon compulsive, j’insiste sur la nécessité de conjuguer les efforts de chacun pour réaliser nos rêves et nos aspirations de façon collective, sacrifiant nos besoins personnels, participant de façon active, et bénévolement pour servir de model de conduite, dont nos enfants pourraient s’enorgueillir et être fiers, en leur donnant le meilleur de nous même et sacrifiant nos propres besoins pour leur permettre de jouir de meilleures conditions que les moments difficiles que nous avons connus. Comme je l’ai déjà mentionné aussi, ces associations culturelles devraient constituer une sorte d’extension du système d’éducation académique pour nos enfants, leur apprenant la notion de valeur familiale et sociale, dont ce pays moderne souffre de façon chronique, leur permettant d’acquérir le sens de responsabilité et les qualités morales nécessaires pour constituer les hommes de demain pour leur bien-être personnel, pour être éventuellement utile à leur entourage immédiat et lointain.
END