Par Mohamed Medjahed, journaliste (Numéro 05/2003 de "Djazaïr", revue de l'année de l'Algérie en France)
Dans cette chambre d’un foyer pour personnes âgées de la région parisienne, le 4juin 1999, l’infirmière, qui d’un geste machinal ferme les yeux du vieillard qui vient de rendre l’âme, ignore que l’homme qui s’est éteint devant elle, emporte avec lui un pan de la mémoire de son peuple. L’enterrement aura lieu « sans fleurs ni couronnes », non pas, pour respecter les dernières volontés du défunt, selon la formule consacrée, mais par oubli …D’ailleurs la nouvelle ne parviendra que plusieurs jours après à Alger.
El Boudali Safir, est de ceux qui entament des œuvres capables d’épuiser les énergies de plusieurs générations d’hommes. En effet quel titanesque tâche que de répertorier, collecter et mettre en valeur le patrimoine musical d’un pays tout entier. Et si ce n’était que la musique ! El Boudali Safir s’attellera également à dépoussiérer une partie du patrimoine littéraire ainsi qu’à valoriser le théâtre algérien naissant.
Il neige sur la petite bourgade de Saida ce 13 janvier 1908. La maisonnette des Safir retentit encore du repas de la veille. En Oranie la célébration d'Ennaïr se fait avec faste. Les branchettes de Doum, palmier nain, enguirlandent encore, selon la tradition, la grande pièce ou se réunit la famille. Le père et la mère Safir rayonnent de joie. Quel heureux présage que la naissance d'un garçon en cette circonstance. Les parents formulent, au fond d'eux-mêmes, le vœu que le nouveau né soit un lettré comme son père et ses aïeux.
Lettré, El Boudali, le sera en effet. Des études studieuses et brillantes le conduiront à l'école normale de Bouzeriah entre 1924 et 1927, puis il opte pour une quatrième année "lettres". En 1927, il rate d'un demi point le concours d'admission à l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud (France), mais avec la meilleure note en dissertation littéraire, comme il se plaît à le souligner dans son curriculum vitae. Il décide alors d'enseigner et obtient un poste au collège de Mascara ville dont sa famille est originaire et d'ou d'ailleurs il est déplacé en 1941 par le gouvernement de Vichy au collège d'Orléansville (chlef actuel).
Parallèlement à son métier d'enseignant, El Boudali va s'exercer au journalisme et découvrir les cercles littéraires et artistiques tant "musulmans" qu "européens". Mais c’est avec l'expression théâtrale naissante qu'il s'emballera pour la culture nationale. La troupe de Mahieddine Bachtarzi en est à ses premières tournées. L'administration coloniale voit d'un mauvais œil cet embryon d'expression artistique. L'élite "indigène" s'émeut et prend le relais. Avec Benkritly, un ami journaliste de Mostaganem qui écrit pour les journaux locaux et "la voix des humbles", journal fondé par des instituteurs algériens, il couvre les péripéties de la troupe de Mahieddine Bachtarzi.
De la naîtra une véritable passion. Le patrimoine tant littéraire que lyrique: citadin, bédouin, berbère, nomade de toutes les régions du pays est collecté, codifié, classé, commenté. Il renaît sous la plume d'El Boudali. A la création des ELAK (Emissions en langues arabe et kabyle) en 1943, le nom d'El Boudali Safir s'imposera. Il en sera le directeur artistique patenté durant vingt longues années.
Aux dons de chercheur, il alliera celui de rassembleur. Il saura galvaniser les énergies autour d'un véritable projet culturel national. Les Algériens découvrent grâce à lui les genres musicaux du terroir dans toute leur diversité. Pour cela, il s'entourera des maîtres de chaque genre auxquels il insufflera une dynamique "intellectuelle" qui leur ouvrira une nouvelle perspective de l'art dans lequel ils excellaient certes, mais ou l'empirisme dominait le plus souvent.
Il s'en dégagera plusieurs formations musicales représentant la mosaïque lyrique algérienne. Musique savante ou populaire, chaque genre sera représenté sans discriminations. Infatigable El Boudali doublera ses talents de critique et d'analyste, de ceux d'animateur. Des dizaines d'articles accompagneront ses efforts, publiés notamment dans la revue de la radio.
Lorsqu'il quittera Radio-Alger en 1957, il a déjà compilé une œuvre extraordinairement riche sur la musique, le théâtre et la littérature Algérienne.
Pour chaque genre musical, El Boudali Safir aura créé des ensembles formés avec les meilleurs musiciens de l'heure et les aura confiés à des maîtres reconnus.
Ainsi, il est à l'origine de la formation de l'orchestre de musique andalouse dirigé par Mohammed Fakhardji, puis à la mort de celui-ci par Abderrezak Fakhardji. Le Chaâbi est officialisé comme un genre à part entière et l'orchestre en est confié au brillant M'hamed El Anka.
Une formation moderne voit également le jour, confiée au pianiste Mustapha Scandrani, avec son pendant à Oran.
De même que Tlemcen, Constantine et Bejaia auront chacune son orchestre andalou, la Kabylie et le Sud ne Seront pas en reste et leurs musiques vont être consacrées par des ensembles constitués des meilleurs instrumentistes du genre et du moment.
Après L'indépendance, il sera rappelé pour présider à la création des Ecoles nationales de musique, danse, chorégraphie et théâtre. Nul festival de musique, ne saura se passer de sa personne. Mais c'est la musique, andalouse qui, sans conteste, deviendra sa véritable passion. Il fera de nombreux voyages aux sources mêmes de cette musique. Il rencontrera des centaines de spécialistes à travers d'incessants va-et-vient en Espagne, Turquie, Syrie, Maroc et Tunisie ou son autorité en la matière fait encore école.
A coté de sa passion pour les arts lyriques, El Boudali safir a laissé une importante production littéraire. Ses talents d'écrivain, essayiste, scénariste lui ouvriront les pages des revues littéraires de l'époque. Sa signature côtoiera celles de Camus, Roblès, Feraoun ou Dib dans les pages de "Forges" "Simoun" et bien d'autres publications.
Remerciements à Mr Kadour Bensafir, Chef d'orchestre de l'association "Errachidia" de Mascara, et parent du défunt.