Redouane Bensari, cette grande figure de la musique classique algérienne, représentait pour chaque jeune musicien de Tlemcen le summum de l’interprétation artistique dans toutes ses dimensions. A partir des années 60, la voix sublime du cheikh exilé pénétrait dans les foyers tlemceniens à travers les bandes magnétiques que tous les mélomanes de cette belle musique repiquaient et conservaient jalousement chez eux. D’ailleurs, elles furent souvent l’objet de phénomène exhibitionniste de la part de certains mordus de Redouane qui, tout en évoquant une récente acquisition d’un document sonore concernant le Cheikh, n’hésitaient pas à fanfaronner en montrant une certaine fierté, surtout lorsqu’ils annonçaient le lieu et l’année de l’enregistrement dont ils sont en possession (Casablanca 1960, Rabat 1963, Lyon 1959, Tanger 1970 etc.). Ces gens là jouissaient à l’idée que des dizaines de personnes allaient les supplier pour s’enquérir de l’enregistrement, encore faut-il que tout le monde ait un magnétophone à bande. Je pense que tous les jeunes de ma génération ont vécu cette situation et c’est de cette manière qu’on avait découvert cette voix divine qui coulait comme l’eau de source, naturellement, dans laquelle les amoureux de cette musique enchanteresse venaient étancher leur soif. Ce qui est sûr par contre, nos parents qui l’ont connu, côtoyé, ne l’écoutaient pas de la même façon que nous : nostalgie oblige ! Ces mêmes parents ou nos aînés qui l’ont vu se produire à Tlemcen dans les années 50 (sacrés veinards !), sont arrivés à nous inculquer cette « écoute nostalgique » et, Redouane Bensari excellait tellement dans la transmission des ondes mélancoliques qu’on aurait dit que tous les textes qu’ils chantaient, surtout le Haouzi, avaient été écrits spécialement pour lui tant la charge émotionnelle qu’ils véhiculent peut paraître prémonitoire dans la poésie développée durant les siècles précédents.
C’est à ce moment là qu’une véritable école s’installa à Tlemcen et dans plusieurs villes d’Algérie, celle de Redouane Bensari avec sa voix et son jeu de luth inégalables. D’année en année, on parlait du « phénomène Redouane » voire du « mythe Redouane ». Du coup, tout le monde voulait le voir, le rencontrer, passer une soirée avec lui. Dans les enregistrements, on entendait les voix des personnes qui ont eu la chance de le connaître, de s’asseoir à côté de lui et de le voir chanter et jouer de son instrument fétiche : le luth (el aoud). Cela ne pouvait pas se réaliser facilement ; d’une part, les frontières étaient très souvent fermées et d’autre part, il y avait ce mythe qui était là quelque part: qui pourrait approcher le maître ? Tout le monde connaissait aussi la réputation qu’on adorait lui coller à savoir, sa susceptibilité et son trait de caractère pas très commode ! (J’ai su par la suite, quand je l’ai rencontré qu’il s’agissait de réactions tout à fait naturelles de sa part, à l’encontre de personnes maladroites voire indésirables qui venaient le rencontrer et qui lui proposaient des veillées ou de l’enregistrer alors qu’il ne les connaissait même pas ! Ne dit-on pas dans la tradition orale de chez nous« On ne doit jamais dire au chanteur de chanter ? »).
Avec l’avènement des moyens d’enregistrement plus sophistiqués et surtout la vidéo dans les années 80, les tlemceniens ont pu enfin placer une image sur le son et la voix qu’ils écoutaient depuis plus de 25 ans et ce, grâce à des enregistrements réalisés par docteur Ghoul Yahia. Les images vivantes d’un virtuose que la ville de Tlemcen avait perdu depuis longtemps arrivaient comme par miracle aux foyers tlemceniens et où on découvrait ou redécouvrait Cheikh Redouane qui ressuscitait au grand plaisir de ses adeptes.
Sans cet aperçu, mettant en exergue la dimension spirituelle du personnage, je n’arriverai jamais à vous transmettre mon émotion et ma joie quand je l’ai rencontré chez des amis communs en 1991 à Tanger, alors qu’on était tous les deux invités à donner deux soirées consécutives, ensemble, lui avec son luth d’un côté et de l’autre, moi-même avec mon orchestre ramené de Tlemcen.
C’est en juin 1991, quand on arriva à l’hôtel qui surplombait la magnifique ville de Tanger, que je vis pour la première fois de ma vie, Cheikh Redouane : mon rêve venait enfin de se réaliser. Je venais de mettre fin à un mythe que j’ai trop longtemps traîné car c’est contraignant de ne connaître quelqu’un qu’à travers les autres. C’était un homme simple, humble, accueillant, souriant, à la fois au contact facile et discret. Comprenant sans doute mon émotion que j’avais du mal à dissimuler, c’est lui qui fut le premier à m’interpeller. Il connaissait toute ma famille, le quartier où je suis né ; il me confirma, exactement comme on me l’avait dit, l’information selon laquelle il avait animé le mariage de mon père au domicile familial dans les années cinquante.
Durant Les deux soirées, mes camarades et moi avions eu plein les yeux et plein les oreilles : Il a interprété des noubas entières, du Haouzi, du âroubi et on a eu même droit à du « Oum Keltoum » et du « Mohamed Abdelwahab » : c’était un régal ; il n’y avait que du bonheur ! Tantôt il jouait au luth, tantôt au violon/alto alors que mes amis Didi Fouad, Tarik Feroui et moi-même relayions mandoline, violon 4/4 et kouitra.
Tewfik Benghabrit (artiste)